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TEXTES (sélection)
Ricochets
 

Ricochet. Faire des ricochets.
Le rebond du galet sur l’eau engendre des ondes.
Ondes qui se rejoignent et interagissent.
Les ondes qui se propagent sont déterminées par les caractéristiques des milieux traversés, par la rencontre des éléments, par le geste, par la personne qui lance le caillou...


Les résidences, j’entends par là, celles qui sont propices à la réflexion, à l'expérimentation et à la création, sont des moments charnières pour les artistes. La résidence de recherche, dite résidence Coup de Pouce de L’H du Siège à Valenciennes en fait partie.

Lorsqu’on est en résidence, on séjourne bien souvent dans un nouvel environnement. À L’H du Siège, Jeanne André a été marquée, entre autres, par la lumière si différente de celle qu’elle côtoie en Ardèche. Une lumière du nord de la France. Une lumière hivernale. En réponse à cela, l’artiste s’est rapprochée de couleurs douces, aux teintes bleutées, rosées ; elle s’est rapprochée de couleurs du printemps.

Compte tenu de l’atelier qui lui était mis à disposition, Jeanne André a commencé par déployer ses gestes sur de grands formats. Si on retrouve certains mouvements déjà présents dans ses tableaux de plus petites dimensions, leurs rencontres sur la toile sont ici plus aérées. L’espace s’étire, les mouvements se déroulent au point d’être sinueux. Ils semblent suspendus, détachés du fond.

Un des atouts d’une résidence est de pouvoir plonger dans une bulle. “Se plonger dedans” au point que l’on est absorbé par nos pensées, par nos activités.
Ou bien l’inverse.
Ou plutôt les deux.
Au point que Jeanne André a souhaité que ses peintures soient également imprégnées de ce nouvel environnement dans lequel elle évoluait. On retrouve là son intérêt pour le sol, lorsqu’elle y applique dessus les surfaces de ses toiles ou de ses tissus glanés afin d’y transférer des traces. Ou encore lorsqu’elle les dépose à l’extérieur en “laissant libre cours à
la nature”.
Par la suite, un temps de rencontre est nécessaire avant de pouvoir poursuivre ce que le “quatre mains” vient de faire advenir. L’artiste dessine alors des croquis dans un carnet avant de les peindre. Elle ne s’appliquera en aucun cas à les reproduire à l’identique, mais au contraire elle les exécutera rapidement afin de conserver la vivacité de son geste, sa
spontanéité.
Dessiner des croquis est une des étapes de réalisation de ses peintures.
Comme l’est la préparation de leurs fonds.
             L’esprit vagabonde, les idées prennent forme.
Comme le sont les moments où elle fait du crochet.
             L’esprit vagabonde, des formes émergent.

Une résidence réussie, c’est une bulle où l’esprit bouillonne, où l’on peut expérimenter. De ces formes cousues ou fabriquées en crochet, naissent des volumes, des installations qui se déploient au sol, de bas en haut, de haut en bas en lien - ou non - avec les peintures.

En regard. Tout en s’en échappant.
La matière se développe dans l’espace.
L’artiste, qui jusqu’à présent s’intéressait essentiellement au fourmillement du sol, nous
projette également dans le ciel.

Un intervalle hors du temps où il est possible de lire des ouvrages que l’on avait mis de côté malgré le fait qu’ils soient importants à notre démarche, voilà encore un des points essentiels à une résidence. Ce fut le cas pour Jeanne André qui a pu lire “L’artiste et le vivant - Pour un art écologique, inclusif et engagé” de Valérie Belmokhtar aux éditions Pyramyd. Ce choix n’est pas anodin quand on connaît ceux de l’artiste qui alimente son lombricomposteur, prépare sa propre gouache, récupère des tissus sur lesquels elle peint ou qu’elle coud, etc.

Les titres sont toujours aussi évocateurs. Évocateurs lorsqu’on déniche parfois dans la peinture l’image qui lui a donné son nom (Crabe, Boucle, etc.). Évocateurs d’un moment pour Jeanne André dont elle est la seule à en avoir la clé.

Cette résidence à L’H du Siège, tout comme le ricochet, génère des projets.
Projets qui, à l’instar des ondes, se rencontrent, s’accompagnent, se complètent, évoluent...
Projets qui, à l’image d’un ricochet réussi, donnent le sourire et laissent libre cours à l’imaginaire.
 

Leïla Simon texte pour la restitution de la résidence de Jeanne André à L'H du siège, Valenciennes, 2024

 
 
Matière à poésie

João Freitas chauffe, coupe, décape, froisse, gratte, lime ou transfère. Si ses gestes sous-entendent un certain combat, il n’en est rien dans l’état d’esprit de l’artiste. La dextérité avec laquelle il intervient et le résultat final contrebalancent, en effet, ce sentiment. Dans « Point sensible », le cuivre vient panser la fissure engendrée par la pression de la main sur le carton plume. Le son des vidéos « Cycle », proche de celui d’un déchirement, contraste avec la délicatesse des mouchoirs en mouvement. La dissolution du polystyrène dans « Sans titre (Arrival I et II) » met à nu des billes de graphite évoquant ainsi une carte de constellation.

Alors que chez certains artistes, le retrait permet d’atteindre le vide, il correspond davantage, chez João Freitas, à une prise de contact existentielle avec la matière. Avec celle se situant en surface, mais surtout avec celle qui se trouvait jusqu’alors par-dessous et qui se dévoile grâce à ses interventions. La dissolution de l’une permet à la seconde de s’exprimer. Le support connaît ainsi une forme de renaissance. L’artiste fait en défaisant. Il ôte un voile pour que se révèle la matière première. La soustraction est mise en place non seulement pour mettre en lumière ce substrat, mais également pour mettre à jour l’historique du support. L’artiste, manuellement, l’expose strates après strates. Les restes de la matière de surface apparaissent tels les vestiges d’une présence passée. L’histoire de l’œuvre se manifeste aussi grâce aux légendes dans lesquelles sont spécifiées les techniques utilisées.

Celles-ci détiennent, en effet, une place importante chez João Freitas. Nous retrouvons à plusieurs reprises, la répétition d'une action, sans cesse rejouée, sans pour autant être tout à fait la même. Les vidéos « Cycle » offrent une visibilité à cette pratique. Le renouvellement du même geste crée, ici, la forme aussi rapidement qu’il la fait disparaître, laissant place à la suivante et ainsi de suite.

Il est également question de disparition / apparition lorsqu’il chauffe un Tetra Pak pour obtenir des motifs. Cette méthode nous rappelle celle de l’argentique où l’image apparaît grâce à la brûlure des sels d’argent. Avec « Don’t you fade away », João Freitas fait remonter à la surface, à l’aide d’une pointe sèche,  les encres dont le papier mouillé était imprégné. Les réflexions de l’artiste autour du dessin et du geste graphique sont peut-être plus évidentes encore avec « Point sensible » où la ligne  (d’horizon) perturbe la grille géométrique. La figure poétique supplante ainsi la rigueur du quadrillage.

João Freitas donne naissance à des instants fragiles. Certains seront plus ou moins figés tandis que d’autres se volatiliseront. Atteindre l’équilibre souhaité induit le fait qu’il n’est en aucun cas possible de reculer ni de poursuivre, au risque de tout compromettre. La matière révélée est, ici, le sujet.

Leïla Simon, texte de l'exposition Into the Open, Centre d'art Dominique Lang, Dudelange (Lu.)

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Naoki Miyasaka

Les réflexions de Naoki Miyasaka sur la sculpture l’ont amené à prendre en compte l’environnement dans lequel elle prend place, s’épanouit, se découvre, se laisse observer. Ou peut-être est-ce l’inverse, peut-être que son intérêt pour l’architecture l’a conduit à approfondir l’acte de sculpter. Si ceci le rapproche de l’art minimal, dont nous retrouvons également du vocabulaire, la démarche de l’artiste prend un autre chemin.

Il faut entendre le terme sculpter en tant que sculpter l’espace, le « mettre en lumière », lui donner une consistance en l’exposant. Ses œuvres l’incluent dès le début comme un élément déterminant. Elles le matérialisent sous diverses formes. L’artiste crée des volumes qui viennent le révéler. Il va même, parfois, jusqu’à dévoiler ce qui se passe entre plusieurs espaces, dans les deux sens du terme. C’est ainsi que sa démarche peut le conduire jusqu’à une sculpture sans volume, peinte, voire captée - projetée. Naoki Miyasaka rend des espaces visibles par des volumes et / ou des captations qui à leur tour vont projeter le visiteur dans une autre dimension. Ce dernier se trouve aussi bien dans un état contemplatif que participatif. Il devient acteur des projets. Un regardeur-arpenteur. Tout se joue, en effet, entre les propositions de Naoki Miyasaka et le regardeur-arpenteur qui en les expérimentant, poursuit ainsi la démarche de l’artiste.

Leïla Simon, 2020
Pour avoir plus d'infos sur l'artiste

 
 
Au fil du temps des corps à corps

En suivant le déroulé de la résidence de mountaincutters[1] et d’Éric Astoul, deux notions s’en dégagent, celles des rapports aux corps et aux temps.

Le rapport au corps chez mountaincutters est accidenté, lié à des prothèses. Comme si le chaos était passé par là et que l’on assistait à une re-construction plus ou moins fragmentée. Le duo pense généralement son travail in situ, en lien avec le lieu dans lequel il évoluera. À La Borne, et en particulier chez Éric Astoul, le rapport au corps est omniprésent. Lorsqu’il tourne des jarres de grandes dimensions ; lorsqu’il manipule ses pièces au moment de l’enfournement ; lorsqu’il prépare, alimente, suit la cuisson…


Au départ, mountaincutters pensait travailler à partir « du vide avec de la terre autour », présenter une situation transitoire, un mobilier revisité avec ses formes inachevées. Une assise nous questionnant sur notre manière de l’utiliser. Les réflexions d’Éric Astoul traitent de l’utile et de l’inutile. Son intérêt pour la matière et son souhait de préserver l’aspect brut de ses pièces rejoignent ceux de mountaincutters.

En pensant au creux délimité par la terre et à des formes épousant plus ou moins celles d’un corps, Éric Astoul a tout de suite pensé à la baignoire sabot de Jean Girault[2].  Il a tourné une jarre et, assisté de Mélanie Mingues, en a tiré deux moules. Mountaincutters, en assemblant soit deux fois le moule de la partie basse, soit deux fois celui du haut, a réalisé des sphères légèrement décalées, aux jointures boursouflées. Le duo intervient ensuite sur ces volumes en enfonçant ou en retirant de la matière. Des crevasses et des orifices viennent percer, révéler le vide enfermé par ces ventres. Nous avons vu plus haut que mountaincutters réalise souvent des éléments pouvant s’apparenter à des prothèses. C’est également le cas ici, avec ces volumes sphériques qui, par leurs tailles, demandent à être portés par deux bras, collés à même le ventre. Mais le corps à corps a commencé bien avant. Tout d’abord avec le tournage de la jarre, puis s’est poursuivi avec le travail de la surface et de la matière, ou encore lorsqu’il a fallu déposer, installer, retirer les pièces dans le four Anagama. Les gestes de chacun détiennent, ici, une place importante, telles des empreintes du vécu.

Des ventres, voire des carapaces lorsqu’on découvre une des jarres réalisées par Éric Astoul qui a incorporé des morceaux de terre cuite à la terre crue de son volume. Résultat conjuguant les réflexions de ce dernier à celles de mountaincutters. La fragilité de la pièce vient confirmer son aspect accidenté et transitoire. Cet assemblage, chargé de souvenirs, re-trace les expériences vécues de chaque élément.

Il est en effet, également question de temps dans cette résidence. Le temps qui s’étire au rythme des échanges entre mountaincutters et Éric Astoul. Des envois de dessins ou de photos ponctuent les séjours du duo à La Borne. Le projet évolue au fil du temps et des rencontres. Des amis céramistes participent aux essais de cuisson de l’émail embraisé. C’est ainsi que le céladon de Leach[3] est retenu. Émail mythique, dont la quête de toutes ses potentialités a incité, et incite encore, des céramistes à affiner leurs recherches sur de nombreuses années. Il y a bien évidement aussi le temps de l’enfournement (6 jours), celui de la cuisson (7 jours) puis du refroidissement (8 jours). Le temps du montage de l'exposition, pendant lequel chaque élément devient une partie d'un tout pour servir l'élaboration d'une installation complète.

 

Chacune des pièces reflète (en partie) cette histoire. Les visiteurs, tels des archéologues, pourront, au fil de leurs découvertes, la reconstituer en recomposant les morceaux.

 

Leïla Simon, 2019,
in Les morceaux de paysage enrayaient l'appareil-corps, Les Résidences La Borne

 

[1] Par la suite, nous pourrons désigner mountaincutters par duo.

[2] Jean Girault, Baignoire sabot, 1817, 93,5 x 60 x 76 cm, collection du musée d’Issoudun.

[3] Recette de céladon du livre « Le livre du potier » de Bernard Leach.

 

Laure Tixier et Hervé Rousseau

On pourrait penser que tout a commencé le 20 août 2013, premier jour où Laure Tixier a visité le Val Fourré à Mantes-la-Jolie[1]. Mais en observant de plus près la démarche de l’artiste, on se dit que ceci se profilait déjà pendant son enfance lorsqu’elle habitait dans le grand ensemble La Fontaine du Bac à Clermont-Ferrand. En poussant plus loin nos réflexions, on se demande si, justement, ça n’a pas plutôt débuté avec la construction, en France, de ces logements collectifs, des années 1950 aux années 1970. Puis, la résidence à La Borne nous révèle que finalement tout a été amorcé il y a bien plus longtemps.

Laure Tixier s’intéresse à l’urbanisme, aux relations sociales engendrées par l’architecture. Sa démarche se déploie à travers divers médiums et se prolonge par ses recherches, ses rencontres, son écoute et son regard.

La résidence La Borne était l’occasion pour l’artiste de poursuivre, sous un autre angle, les réflexions soulevées via ses projets Radar au fil du temps[2] et Formes collectives[3]. Au milieu du XXe siècle, alors que la construction des grands ensembles se développe, La Borne connaît un regain d’intérêt. De nombreux céramistes du monde entier viennent travailler dans des ateliers, parfois s'y installent, afin d’être au plus près de la terre dans tous les sens du terme. Nous avons donc, à la même période, un nombre important de personnes aux cultures variées, logées dans des tours ou barres d’immeubles pour venir travailler dans des usines ou du moins dans les grandes villes et, des citadins venant également de divers pays, souhaitant s’installer à la campagne et pratiquer la terre en appréhendant des techniques traditionnelles. Deux styles de vie radicalement différents, mais qui génèrent par la richesse culturelle des échanges et des relations que souhaitent mettre en avant Laure Tixier, rejointe sur ce projet par Hervé Rousseau.

Laure Tixier souhaitait travailler avec ce dernier dont elle suivait le travail depuis déjà un certain temps. La démarche de l’artiste céramiste, et plus visibles, les gestes qu’il imprègne à ses volumes s’opposent à la radicalité des grands ensembles.

Les deux artistes sont partis d’une forme verticale (la tour) et d’une seconde horizontale (la barre). Ils ont travaillé la terre dans des coffrages en bois, éléments rappelant ceux utilisés pour les constructions en béton. Les techniques archaïques retenues sont celles utilisées par Hervé Rousseau tels que les colombins ou la terre foulée au pied… Laure Tixier s’est « glissée[4] » dans les pratiques d’Hervé Rousseau. Elle les a observées puis les a mimées sans pour autant les copier. Les gestes ont naturellement été revisités. L’artiste se les est appropriés. Quant à Hervé Rousseau, il a dû s’exprimer dans un parallélépipède, une contrainte qui jusqu’alors ne lui était pas familière. C’est ainsi que plusieurs dialogues ont eu lieu. Ceux entre les artistes et ceux générés par les nouvelles pratiques de la terre. Si les gestes sont mis en œuvre dans ce qui sera par la suite l’intérieur des volumes, ils imprègnent néanmoins leurs surfaces extérieures qui révèlent également les différentes techniques utilisées.

Ces parallélépipèdes reprennent les formes des grands ensembles, mais font également référence à celles des ruches. Accueillant des essaims d’abeilles, elles sont constituées majoritairement d’ouvrières à l’instar des logements collectifs qui ont été construits en grande partie pour des familles d’ouvriers. Ruches ré-utilisées par nombre de personnes dans les années 60 et 70 faisant le choix de s’installer à la campagne.

Le rucher de Laure Tixier et Hervé Rousseau est constitué de dix tours et huit barres. Son titre « Des chemins de grues aux chemins de grès » révèle une fois de plus le contraste entre la radicalité des constructions de grands ensembles et les céramistes qui ont souhaité quitter la ville pour prendre la clé des champs. Dans les grands ensembles, les rails, sur lesquels se fixaient les grues, devaient permettre une meilleure optimisation du chantier de construction, tandis qu'à La Borne, les chemins de grès sont posés, ici, aux pieds du four Noborigama d'Hervé Rousseau afin de déplacer aisément les pièces. Une analogie de conception que les artistes suggèrent avec poésie dans le choix de leur titre.

Ces dix-huit volumes ont été engobés et émaillés en blanc soit au pinceau soit au pistolet[5] générant des surfaces variées. Certains éléments sont ressortis nacrés ajoutant ainsi une préciosité aux volumes. Laure Tixier et Hervé Rousseau, souhaitant évoquer les échanges et la convivialité qui prédominaient au début des grands ensembles, n’ont pas ajouté de charbon à la fin de la cuisson[6]. L’empreinte du feu aurait pu évoquer les violences récentes subies dans ces quartiers, situations que ne nient en aucun cas les artistes, mais dont ce n’est pas, ici, le propos.

Certes, ces immeubles de logements ont connu et connaissent encore des moments durs. Certains ont été démolis en espérant ainsi éradiquer les problèmes. Pendant la résidence de La Borne, les deux artistes ont organisé un workshop avec des étudiants[7] de l’École nationale supérieure d’art de Bourges pour déplacer sur un autre territoire le récit de la modernité par les savoirs faire ancestraux de la céramique. En partant du plan de masse de barres et de tours démolies[8] chaque étudiant a imaginé, réalisé une élévation où les gestes et les volumes s’éloignent totalement de la radicalité des grands ensembles.

 

Du chemin de grues au chemin de grès, toutes les bifurcations sont les bienvenues.

 

Leïla Simon, 2019,

in Des Chemins de grues aux chemins de grès, Les Résidences La Borne

 

 

 

 

[1] Résidence au Val Fourré où a été réalisé le projet Radar au fil du temps, 2014.

[2] Radar au fil du temps, série de 6 broderies et texte, 2014, tissus, fils, perles, Fadma Bamarouf (1972), Sylvie Ziane (2000), Fatima Ouahid (2005), Jemia Chelkine (2006), Hasna Bamarouf (2007), Naïma Guessouss (2014), 40 x 31 cm chacune.

[3] Formes collectives, 2015 - 2017, aquarelles, céramiques, installations, vidéo, dimensions variables.

[4] Terme utilisé par Laure Tixier lors de notre rendez-vous le 29 novembre 2018.

[5] Le pistolet était jusqu’alors peu utilisé par les artistes.

[6] Hervé Rousseau ajoute du charbon pendant la cuisson afin de préciser l’empreinte du feu sur ses pièces.

[7] Ambre Dourneau, Laura Duchesne, Clara Gendre, Serin Kim, Julia Soldano, Insun Song, Charlotte Thibault.

[8] Barres et tours détruites dans le quartier des Gibjoncs à Bourges.

 

Guillaume Perez

L’atmosphère éthérée dans laquelle les œuvres de Guillaume Perez évoluent participe à révéler divers types de présences. Par ses gestes si ténus, que ce soit de l’ordre du recouvrement ou au contraire de la mise à nu, l’artiste appréhende la matière dans son entièreté. Il nous donne à voir. Il nous offre de La voir. Il La dévoile.
 

Guillaume Perez a choisi, pour son exposition personnelle Pavillon (2018), de montrer une photographie de Walker Evans (Sans titre, 1936 – collection de l’IAC). Cette photographie présente une paire de chaussure posée sur ce qui semble être de la terre battue recouverte de poussière. Mais pourquoi un tel choix ? L’intérêt pour la présence évoquée ? L’intérêt pour la texture du sol rappelant « Elevage de poussière » de Duchamp ? Walker Evans voit dans la photographie « un pur enregistrement des conditions matérielles dans lesquelles vivent ces familles pauvres du Sud, mais aussi comme l’action du travail sur l’homme. Fasciné par l’usure, le délabrement et l’abandon, Walker Evans développe sa vision singulière du médium photographique : traduire l’incommunicable perceptibilité de la vie quotidienne. »[1] Cette présentation pourrait être reprise pour l’intérêt qu’entretient Guillaume Perez pour la matière. Les gestes de l’artiste dé-voilent - certes d’une toute autre façon et dans un tout autre registre - des mouvements, des bribes d’interactions qui constituent notre environnement ou du moins un élément.

L’artiste peut récupérer des supports qu’il va laver et/ou poncer et/ou peindre… En le précisant dans la légende il nous donne une clé de compréhension. Ces gestes-là font partie intégrante de l’œuvre. On comprend que ces éléments trouvés ont été choisis pour leur surface et leur texture. L’artiste intervient ici pour révéler une matière. Son intervention est en totale adéquation avec elle. C’est bien la matière qui lui fera des propositions parmi lesquelles l’artiste fera son choix, c’est ainsi que l’on dé-couvrira telle courbe, tel mouvement, telle surface. A certains moments, par son geste de peintre, Guillaume Perez concilie la géométrie et la vie propre de la matière. Les tensions s’entremêlent ainsi avec justesse à des états plus éthérés. La forme et la matière finissent par se conjuguer. Car même si la manifestation de la forme est pressentie puis retenue par l’artiste, c’est de la richesse du laisser-faire ou plus précisément du laisser apparaître que naît la forme.  Guillaume Perez puise son inspiration dans la vie même de la matière, comme dans celle du lieu où les pièces seront déposées-montrées.


Manifester la présence de la matière est inhérent au travail de Guillaume Perez. Elle semble être-là comme si elle l’avait toujours été. Elle s’inscrit véritablement dans le lieu au point que l’on peut se demander depuis quand elle s’y trouve… Probablement depuis le début. Elle est tellement là qu’on peut ne pas forcément la remarquer. L’artiste crée d’ailleurs bien souvent ses œuvres sur place. Les idées, les grandes lignes viennent bien en amont. Il peut même faire des essais mais tout se joue in situ. C’est en ce sens que les pièces de Guillaume Perez sont ouvertes sur l’espace dans lequel elles se déploient.


Présence pour en révéler une autre, pour la préciser ou seulement l’évoquer. De la répétition il en est question mais à chaque fois en décalé tout en étant presque la même. Tracer un quadrillage blanc parallèlement à celui dessiné par le carrelage du toit terrasse rappelant également celui de la grille des garde-corps ; réagencer l’éclairage de salles d’attente en intervertissant les plaques opaques ; coller des dessins sur des paliers d’escalier tout en changeant de mur… La plupart du temps ces actions, ces gestes peuvent passer inaperçu. Ils ne seront pas forcément dé-couverts aux premiers abords mais au fil du temps.

La répétition ou la question du double s’est davantage affirmée à l’occasion de l’exposition Dopelgänger d’Alex Chevalier et Guillaume Perez à l’URDLA en 2016. En y regardant de plus près une présence plane dans le travail de Guillaume Perez, et ce, avant, pendant et après cette exposition qu’il travaille ou non avec Alex Chevalier. Les prises de vues des œuvres et leur disposition dans le portfolio viennent alimenter ce sentiment.

En parlant de disposition dans le portfolio, j’ai été interpellée en le consultant par la place qui était donnée au système d’accroche de certaines pièces. Ceci commence dès la couverture par le détail d’une œuvre qui le met en évidence puis ensuite de façon sporadique au fil des pages. Cette mise à nu ou plus précisément cette place donnée à l’accroche par l’artiste insuffle un aspect insolite et pourtant tellement en accord avec sa démarche. L’accroche ou le support sur lequel l’œuvre vient reposer devient ici un élément formel. Ceci semble d’autant plus évident lorsque l’on lit les légendes des œuvres où le clou apparaît comme un élément constituant de l’œuvre. Puis il y a Point Ligne Plan (2015) qui fait de l’accroche le centre d’intérêt. Ici s’exprime pleinement la vie cachée d’une accroche. Ici s’exprime pleinement le travail direct sur le matériau d’où jaillit la forme.

 

La matière, chez Guillaume Perez, se déploie sous toutes ses coutures. L’artiste, par ses gestes, nous en révèle divers aspects. Le hasard, intimement lié à ses décisions formelles, y participe également. C’est grâce à cette approche si libre que la matière et la forme finissent ainsi par se rejoindre.

 

Leïla Simon, 2018
 

[1] Sans titre, 1936 de Walker Evans in Fiche de présentation de la collection de l’IAC
 



 

Le cours des temps

 

Les œuvres de Jean-Baptiste Caron nous offrent souvent un sentiment ambivalent. A chaque fois de légères perturbations alimentent notre imaginaire. On se retrouve - sans même s’en rendre compte - à évoluer dans un univers suspendu.  Les déclencheurs de ce basculement proviennent de jeux avec la gravité, l’immatérialité, l’optique…

 

Basculement alors qu’il semble délicat de se frayer un chemin. Des boules de béton sont ainsi coincées dans les alvéoles de sphères pourtant si transparentes ; nous expirons un peu de nous sans être happés par les miroirs ; la matière a été creusée sans avoir été transpercée… Si l’idée de passage est bien présente il s’agit plus ici d’évoquer des circulations. Alors que nous butons sur les accès envisagés, notre regard et notre esprit bifurquent pour parcourir les mouvements interceptés par diverses matières. 

En captant ces différents mouvements [1] (suspendu, dévié, sous-entendu, imprimé, figé, etc.) l’artiste nous donne à voir différents états qu’il s’agisse de transformation, de gravité, d’équilibre / déséquilibre, de presque rien.

 

Il nous donne à voir le Temps. Nous nous retrouvons à faire l’expérience du temps qui est, qui passe ou qui est passé.

Certaines œuvres ne donnent aucun indice sur la faisabilité de leur condition puis à l’inverse chez d’autres on peut, par esprit de déduction, visualiser les gestes qui ont été nécessaires à la production de la forme. Ce temps propice à la réalisation de l’œuvre est ici stoppé puis figé au point d’en imprégner l’œuvre.
 

Parfois il nous est aussi donné à voir le temps qui s’étire. Il est ainsi décortiqué dans ces moindres détails. C’est ainsi que des secondes deviennent des millénaires, qu’une sphère ne prend jamais son envol, que des matières se liquéfient, se ramollissent sans pour autant passer au stade suivant. Un carottage du temps se déploie sous nos yeux.


Nous avons également le temps suspendu à la limite du vacillant, nous faisant appréhender le moindre claquement de doigt pouvant tout ramener dans le cours du temps. Si tel était le cas des chutes seraient à envisager. Alors que Sisyphe s’est vu condamné à faire rouler éternellement un rocher sur une colline qui - avant d’en atteindre le sommet - en redescend à chaque fois, Jean-Baptiste Caron suspend un instant cette boucle infernale. Nous laissant ainsi dans la crainte d’une chute ou d’un envol pouvant arriver à chaque moment. 
 

D’autre fois, l’artiste nous accorde brièvement la possibilité de voir l’œuvre dans son entièreté. Le temps nous file entre les doigts. Aucune possibilité nous est offerte pour le figer. L’œuvre nous est révélée dans un souffle aussi éphémère qu’impalpable. 


Plus récemment nous découvrons le temps décalé. Nous pouvons re-voir ou ré-entendre ce qui a eu lieu ici même, là où nous nous trouvons. Il nous est également signifié que notre présence n’est pas sans conséquence dans l’ordre des choses.
 

Plus Jean-Baptiste Caron nous donne à voir plus les règles de la logique semblent s’effacer nous laissant croire à la seule action de la magie. Effacement pour mieux (dé)voiler ce qui est donné à voir. L’artiste agit moins dans un geste démiurgique que dans un acte révélateur. Il se trouve finalement être un passeur offrant la possibilité au regardeur de devenir actif.  Passeur révélateur non sans une pointe d’humour car il vient jouer avec le Temps. Il le perturbe, nous perturbe au point que l’on se demande ce qui est illusion et ce qui ne l’est pas.

Leïla Simon, 2018

 

[1] Par mouvements j’entends aussi bien les gestes de l’artiste, de l’artisan que ceux créé par l’air, la matière, etc.


Journal de(s) Bord(s) 

Texte sur Gobé d'Elsa Guillaume

Quatrième semaine

 

Je ne me souviens plus du jour précisément mais ce qui est sûr c’est que c’était la semaine qui avait suivi la première chute de neige. Les habitants s’étaient rapidement habitués aux changements et ne semblaient pas du tout perturbés par cette couche de neige qui s’était déposée sur la ville.
 

J’avais décidé de me lever très tôt ce matin-là pour me rendre dès la première heure au marché aux poissons.
 

Je fus tout d’abord frappé par les bruits sourds qui émanaient de la halle, puis après m’être dégagé du rideau de bandes de plastique qui masquait l’entrée je fus saisi par le flot d’activités. Le brouhaha contrastait fortement avec l’image qui s’offrait à moi. Chaque personne, chaque geste étaient pensés, rapides et précis. Les chariots étaient poussés dans les allées, les caisses déposées sur les stands, les poissons découpés en morceaux, les sols lavés aux jets d’eau…

Le froid sec laissait place à une certaine humidité dans laquelle la vapeur d’eau produite par les corps humains se mélangeait à la fumée de cigarette.
 

Je déambulais un certain temps dans les méandres de ce marché jusqu’à ce que mon regard soit attiré par une porte entrouverte. Elle avait tout de celles qui ferment les salles réfrigérées. Épaisse, lourde et froide.

 

Gobé, titre si évocateur de sensations. Gober une huître ou un œuf. Aspirer. Ne pas mâcher. Eprouver une matière consistante, frôlant les lèvres, glissant sur la langue pour se mouvoir avec langueur dans la gorge…
 

Et pourtant lorsque l’on décrit sommairement l’installation réalisée par Elsa Guillaume on n’a pas à première vue ces impressions :

Des éléments en céramique

Un nombre important d’Haricots secs

Une bâche en caoutchouc

Des sons sous-marins

Environ 300 x 400 cm de dimensions

Réalisée en 2014

 

Une fois cette porte franchit, je me retrouvais dans un espace sombre. Rien aux murs, tout au sol.

Des silhouettes s’en détachèrent progressivement. La blancheur des formes pris de plus en plus d’ampleur intensifiant le rouge écarlate des autres faces. Les murs se dérobaient. Le sol s’enfonçait au fur et à mesure que je réglais ma vision.

Une drôle d’impression me gagnait. J’étais merveilleusement effrayé.

 

Tout en étant lisses, ces éléments par leur taille, leur volume et leur matière n’ont pas vocation à être gobés, du moins pas par un être à taille humaine. On s’imagine plus en train de les toucher que de les aspirer.
 

Alors, pourquoi avoir donné ce titre ? Est-ce que quelque chose aurait été gobé ? Ce qui expliquerait qu’on ait débité ces morceaux pour le retrouver (1).
 

Tout l’intérêt de Gobé n’est donc pas de s’arrêter à sa surface mais bien de plonger dans ce qui nous est proposé. Plonger ? Mais pour quelle destination ?

 

Tourner autour sans entrer. Tourner pour percevoir petit à petit ce qui se trouve à mes pieds.

« Je porte, je porte la clef de Saint-Georges

Quand j’aurais assez porté

Je la laisserai tomber

Au pied d’un rocher… »
 

Mais pourquoi ce haricot glisse de ma main et se multiplie au pied de ces rochers blancs d’une rougeur écarlate.

Alors que je pensais contourner une île je prends conscience que je suis à l’intérieur d’une clairière.

Des haricots magiques !?!

Clairière dans laquelle s’épanouit une maison aux murs si alléchants. Tout est si précieux.

 

Une plongée dans le monde fantastique d’Elsa Guillaume (2).

Parcoureuse du monde, Elsa Guillaume le découvre aussi bien en s’embarquant sur un bateau qu’en posant ses valises dans des pays lointains. Elle observe, se laisse happer par l’endroit dans lequel elle circule et pioche des éléments. L’artiste tisse des récits évocateurs de mondes fantastiques tout en étant alimentés par le réel. Le travail d’Elsa Guillaume revêt bien souvent des allures de contes. Bruno Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées (1976) développe l’idée que les contes sont, pour les enfants, une sorte d’apprentissage de la vie tout en les divertissant et en éveillant leur curiosité. Les contes mettent en lumière des difficultés tout en proposant des solutions pour y remédier. Par les messages adressés à notre conscient comme à notre inconscient, ils nous donnent non seulement la signification du bien et du mal, nous aident à voir clair dans nos émotions mais stimulent aussi notre imagination.

Ce n’est que plus tard que j’entendis les sons. Je m’étais tellement concentré pour adapter ma vision que je n’y avais pas prêté attention. Le bourdonnement du marché s’était dissipé dans l’obscurité et on pouvait entendre une sorte de déglutissement. Etait-ce le mien ? Je ne saurais l’affirmer.
 

Je flairais qu’il se passait des choses sous mes pieds. Je m’étais mis à saliver. Alors que l’odeur du marché s’était totalement évaporée ma bouche était envahie d’une substance gluante et marine. Je ressentais et percevais parfaitement la circulation de cette matière. Mes sens étaient en éveil, réceptifs à tout ce qui se proposait à moi.

Si le travail d’Elsa Guillaume est souvent imprégné de la saveur des contes, la nourriture tient aussi un rôle important. Or, cette dernière est présente dans les mythes de toutes cultures confondues depuis la nuit des temps. Gilbert Durand (3) mais aussi Claude Lévi-Strauss (4), pour ne citer qu’eux, ont mis en évidence le caractère hautement symbolique des scènes de nutrition. La nourriture est comme dans le monde réel une nécessité, elle peut parfois être magique, servir d’appât, être une punition ou au contraire une récompense, voire faire la morale …

Nous avons vu plus haut qu’il serait délicat d’aspirer les éléments de l’installation Gobé et qu’il serait peut-être plus question de quelque chose qui aurait été gobé et que l’on aurait cherché. Un poisson, selon toute vraisemblance, qui aurait engamé un « sujet » précieux ? Un énorme poisson qui aurait pu gober Jonas ? Ou bien un cachalot blanc, tel Moby-Dick, qui ne cherchait qu’à se défendre ? La blancheur étincelante de certaines faces nous rappelle la couleur de la pureté se mêlant ici avec le rouge écarlate dont la signification est toute autre. Comme si le combat avec un gros poisson pouvait laver l’Homme de ses « péchés », de ses erreurs et le ramener dans le droit chemin.
 

Les contes, les explorations sont des moments initiatiques qui nous aident à nous dépasser ou du moins à nous révéler. Au tournant du XVIII et du XIX siècle alors que le Monde commence à ne plus compter de terres inexplorées, les contemporains de la Révolution française découvrent de nouvelles inconnues. Mais ces espaces ne se trouvent pas au-delà des océans. Ils sont en chacun de nous. En embrassant du regard Gobé on pourrait d’ailleurs la rapprocher de la maquette d’un territoire avec ses vallées, ses monts, ses chemins sinueux ... Une terre à découvrir.

En présence de nombreuses œuvres d’Elsa Guillaume, et encore plus avec Gobé où le son et la lumière créent une bulle, on est détaché du monde. Détaché, comme le sont ces morceaux ?

Les espaces, les blancs entre deux choses sont bien souvent nécessaires pour laisser libre cours à nos pensées et petit à petit en suivre le fil. Joseph Joubert (5) expliquait que s’il choisissait l’écriture fragmentaire c’est précisément parce qu’elle offre des blancs entre deux pensées pouvant ainsi entrer en résonance et délivrer des significations jusque-là inaperçues. Etre détaché, dans tous les sens du terme, est donc primordial pour appréhender de nouveaux territoires.
 

Détacher aussi comme lorsqu’on dissèque avec pour objectif d’analyser minutieusement quelque chose. La leçon d’anatomie du docteur Tulp réalisée par Rembrandt en 1632, outre sa précision anatomique, dépeint l’atmosphère intellectuelle du début du XVII siècle. Celle des grandes avancées scientifiques où la contemplation laisse place à l’expérience (6). Le sujet du tableau va donc bien au-delà d’une simple dissection.

Et c’est précisément à ce moment-là que tout devint clair.

 

Nos sensations contribuent également d’accroître ces espaces en floutant les limites entre le dedans et le dehors. Le titre, la semi-obscurité, les éléments auréolés de lumière et le son de Gobé font appel à nos sens. Nous sommes enveloppés d’une atmosphère vaporeuse où les idées ne sont pas enchaînées les unes aux autres. La réalité est floutée pour en faire une sorte de marécage éthéré dans laquelle on peut s’interroger sur sa présence au monde.
 

A l’instar des contes, Gobé stimule notre imaginaire. Or l’imagination, pour Albert Einstein, est plus importante que la connaissance. La connaissance étant limitée alors que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès, suscite l’évolution (7) et comme le précisait Jean-Jacques Rousseau, le monde de la réalité a ses limites ; le monde de l’imagination est sans frontières. Elsa Guillaume nous invite bien à embarquer pour un voyage en des terres lointaines sans être pour autant si inconnues.

Leïla Simon, 2017

Pour voir le site de l'artiste cliquez ici

(1) Les découpes, un même élément découpé en morceaux, reviennent d’ailleurs régulièrement dans le travail d’Elsa
Guillaume (Succulente, Rodéo, Petrographie, pour n’en citer que quelques-unes).

(2) Je ne peux que vous recommander de lire le texte « Elsa Guillaume ou les tentations tentaculaires » de Marc Donnadieu,
2016.

 

(3) Gilbert Durand, « Structures anthropologiques de l’imaginaire », 1960.

(4) Claude Lévi-Strauss, « Mythologies Tome 1 - Le Cru et le Cuit », 1964.

 

(5) Recueil des pensées de M. Joubert, publié par Chateaubriand, Le Normant, Paris, 1838.

(6) Le début du XVII siècle est marqué par la rupture entre la science et la religion. Le procès de Galilée, qui a affirmé que la
Terre n'était pas le centre du monde, a eu lieu en 1633.

(7) Cité par George Sylvester Viereck, in « What Life Means to Einstein », The Saturday Evening Post, 26 October 1929, p. 17.

 

 

 

 

 

Et si les coquelicots étaient bleus - texte à dire à haute voix et debout
Texte sur Arlette Simon paru dans le catalogue d'Eac Les Roches 2017

 

Foulant la verdure
je foule
un banc de nuages

Kawabata Bôsha


Plonger sa main dans sa poche pour en délivrer un bonbon.
En retirer un tout poisseux dont la forme a légèrement évolué suite à la chaleur.
Se décider à concocter un baba noir à l’orange.

Observer les pas de danse comme l’on scrute les nuages.

Faire des petits bonds sur place puis avancer à cloche pied pour terminer par une ronde.

Choisir chaque galet.
Les lancer un par un pour faire des ricochets.
Puis s’imprégner de la forme des ondes qui se répercutent sur la surface aqueuse.

 

Dans le vert qui foisonne
explosent
les fleurs de magnolia

Ryôkan

 

Et si les coquelicots étaient bleus ?

 

En secret
le camélia devine
la présence du prunier

Hayashibara Raisei

Leïla Simon, 2017
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- texte à lire à haute voix
Texte sur Marc Simon paru dans le catalogue d'Eac Les Roches 2017

 

Sans crier gare, elle commence tout d’abord par frôler. On voudrait l’attraper mais l’expérience nous
a appris à la laisser vagabonder, à la laisser venir.
C’est toujours ainsi.
Elle se fait de plus en plus insistante, pour être de plus en plus présente
jusqu’à ce qu’elle soit LÀ.

Tout commence donc dans une certaine obscurité,
on tâtonne, on observe, on essaye, on fait, on désespère,
on refait, on s’en va, on revient.
Et ainsi de suite...

Peu à peu, on s’habitue à cette obscurité qui nous devient familière, qui finit même par nous réconforter.
On l’apprécie, on lui fait confiance et on avance.
On commence à se laisser bercer par ce qui nous entoure. Notre regard s’aiguise.
On distingue une pointe de lumière, qui, telle une luciole dans la nuit, semble irréelle.

 

Ça y est,
elle est LÀ.
On la sent, elle est palpable et ne nous glisse plus entre les doigts.

 

On l’a et elle ne nous échappera pas.
S’ensuit une danse sans queue ni tête, un corps à corps plus qu’un tête-à-tête.
On se lance dans la bataille en toute confiance. Il y a lutte, mais une lutte approuvée, respectée, obligée.
La rage est douce.

Déchirement, enlisement, fermeté, élasticité, impression, marquage, fusion s’enchaînent dans un tourbillon de gestes.

Et puis d’un coup tout s’éclaire, ou peut-être que non, peut-être que ça s’est fait petit à petit mais qu’on était ailleurs, concentré sur cette composition, concentré sur ce duo qui ne fait qu’un le temps de cet échange intense.
 

Tout est clair.
 

La touche finale est apportée par la palette de couleur.
Eclats chromatiques soulignant cette rencontre à la fois rugueuse et tendre.

 

Tout est LÀ…
 

Leïla Simon, 2017
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Point(s) de fuite
Texte sur l'ensemble photographique "Vertige" de Jean-Marc Planchon

Les prises de vue de Jean-Marc Planchon révèlent non seulement l’architecture carcérale de la Maison d’arrêt de la Place Danton du Havre mais aussi le ressenti de l’artiste enfermé dans ce bâtiment pendant toute une journée. Tout est structuré par des lignes directrices déterminées par
la structure et le regard du photographe. L’utilisation du lieu a été pensé de façon à ce que chaque espace nous conduise dans une seule
direction. Les lignes de fuites et le noir et blanc des photographies révèlent fortement cet aspect autoritaire. A aucun moment donné
il nous est proposé de faire marche arrière ou de choisir par où poursuivre.

Il ne s’agit pas ici de déambuler mais d’avancer.
D’avancer dans l’optique d’atteindre l’extérieur, de se libérer de cette architecture et de tout ce qui en découle.
Avancer pour mieux fuir ce sentiment oppressant qui commence à prendre de plus en plus d’ampleur.
On a beau passer d’un espace à l’autre, aucun ne permet de s’échapper.
 
Chaque point de fuite est illustré par une référence à l’extérieur ou du moins par la possibilité
d’y accéder (porte ou grille ouverte, fenêtre d’où entre de la lumière …).
Le cadrage se resserre au fur et à mesure que l’artiste s’enfonce dans les méandres carcéraux.

Alors que cette maison d’arrêt a été vidée, l’impression d’être surveillé
se manifeste de plus en plus.
Nous sommes conditionnés à ne pas pouvoir agir comme on le souhaite.

Plus on avance et plus le point de fuite se rétrécit,
voire se défile.

Des présences fantomatiques sont révélées.
Serait-ce dû à l’esprit du lieu ?
Au vertige de l’artiste ?

Point de fuite

possible

?
Leïla Simon, 2016
 
 
Marta Caradec
Texte publié sur Portraits, 2016
...

Marta Caradec s’intéresse aussi aux histoires racontées par les cartes. Une résidence, en 2012, au Frac Lorraine a permis à l’artiste de se pencher sur la période où l’Alsace-Moselle avait été cédée par la France à l’Empire allemand en application du traité de Francfort (1871) suite à la défaite française... pour lire la suite cliquez ici et vous accéderez au site de Portraits

Marc Simon 
Texte paru dans le catalogue d'Eac Les Roches 2016

Il était une fois…

Dans une contrée lointaine, mais néanmoins pas si lointaine que ça, un univers en perpétuel mouvement évolue librement. Cette contrée, perdue entre un désert si aride qu’il n’y pousse absolument rien et une mangrove, se compose essentiellement de glaise, d’herbes folles, d’arbres tellement anciens que l’on ne peut en voir la cime et de mousse si douce qu’on rêve de s’y allonger. Les êtres qui y vivent sont tous plus ou moins constitués de ces éléments, voire même façonnés. C’est ainsi que l’eau, omniprésente sur une grande partie de cette contrée, a pour habitude de laper ces habitants les modelant à sa guise.

Les Ilas, peuple venant du désert, sont rêches comme l’aridité de cet espace. Alors que le soleil enveloppe la contrée de sa lumière, le chef, soucieux de rassembler la meute, barrit à intervalles réguliers. Des ombres se dessinent alors sur ce paysage rougi par les derniers rayons du soleil. Puis, plus tard dans la nuit, un autre se plaît à hurler, tel un loup, mais d’une modulation sonore si douce que les êtres aux alentours s’endorment paisiblement.

Les Chindis, tout droit sortis de la mangrove, semblent s’être vêtus d’un manteau de vase mouillé et luisant. Les Chindis oiseaux, quant à eux, donnent l’impression d’avoir plongé dans un bain de pétrole.

Si l’on s’enfonce plus dans la forêt on peut rencontrer des personnages à cornes se reposant au pied d’un arbre ou bien allongés sur une pierre.

Puis il y a ceux qui semblent sortir tout droit de la glaise sans avoir pris le temps de bien se former… Chacun détient un rôle. Pan règne sur la nature, Cerbère semble être venu s’installer ici dès l’obtention de sa retraite bien méritée…

Tous ces êtres vivaient en parfaite harmonie jusqu’au jour où Neptune déboula tout en brandissant son trident. La contrée lointaine se mit alors à osciller doucement mais fermement. Certains Ilas en ressortirent à jamais drapés de blanc et de noir. Ce tourbillon fera peut-être surgir plus tard des formes plus abstraites mais néanmoins saupoudrées de saveurs toujours empreintes de mythes et de rêveries.

Leïla Simon, 2016

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Arlette Simon 
Texte paru dans le catalogue d'Eac Les Roches 2016

« Les nuages et la mer tissent ensemble un rideau de soie grise. L’eau devient visqueuse et légèrement rosâtre, pareille à de la liqueur de myrtilles. Des nappes bleutées montent à la surface de l’eau et glissent sur le miroir. L’eau se solidifie. Le froid fait émerger de la mer sombre un jardin de roses blanches, un tapis de cristaux d’eau de mer. » Smilla et l’amour de la neige,  p. 456

 
Arlette Simon nous révèle, à travers ses pièces, ce qui se trame à l’intérieur de leurs volumes sinueux. L’artiste nous dévoile une multitude de possibles qu’offre la céramique. Telle une laborantine elle fait des essais dont les résultats nourrissent ses recherches lui permettant d’aller encore plus loin. C’est ainsi qu’après avoir travaillé la malléabilité, la texture de tubes, elle pousse plus avant ses prospections en incluant dans ses installations le néon, révélant par sa lumière d’autres mouvements, d’autres circulations. La matière en est scrutée, traversée, dévoilée, mise à nu. Parfois le son vient lui aussi confirmer les divers aspects de ces éléments sculpturaux. Les émaux sélectionnés détiennent eux-aussi le rôle de

« révélateur ». Un émail noir dont l’aspect se rapproche de celui du caoutchouc, un émail cuivré et moucheté de paillettes, un émail blanc, tel un glaçage hivernal, se lovant dans les moindres interstices…

 
Il est souvent question de gestes chez Arlette Simon, à l’instar des gestes dont elle s’est inspirée (les pas de danse « entrechat » ou « catwalk », le poing levé des deux coureurs américains vainqueurs des Jeux Olympiques en 1968, …). Les gestes de l’artiste façonnant, accumulant, disposant ses pièces sont eux-aussi primordiaux.
Les formes, les mouvements, les couleurs et du même coup l’espace, la structure, de ses installations, évoluent à chaque fois. La forme pourrait s’étendre à l’infini. Un jeu de cache-cache, où certains éléments se dévoilent plus que d’autres, s’instaure. La fluidité des mouvements se heurte à l’amoncellement. Amoncellement contrebalancé par la douce fragilité de son équilibre. Un pas de côté et voilà que ses installations nous offrent un tout autre point de vue. Le spectateur est attiré, désorienté par ces délicats dispositifs qui pourtant ne flanchent pas. On a l’impression de se trouver projeté ou plus précisément aspiré par les oeuvres d’Arlette Simon. Notre regard circule selon les mouvements proposés par les éléments en céramique. Parfois le regard glisse sur la surface extérieure pour mieux retomber, se pelotonner à l’intérieur. Intérieur mis à nu par les gestes d’Arlette Simon nous révélant ainsi toute la complexité du volume.

Leïla Simon, 2016

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Lei Saito : le merveilleux dans le quotidien
Texte paru dans Le Quotidien de l'Art du vendredi 15 janvier 2016, n°981, pp.13 - 14
 

Les oeuvres de Lei Saito, qu'il s'agisse de ses installations ou de ses performances, célèbrent le quotidien, plus précisément les merveilles qui nous entourent, et que bien souvent l'on ne remarque pas. Coton-tige architecture (2008) est une installation constituée de mille coton-tiges. L'intention de l'artiste est de mettre en évidence la beauté formelle de ce petit objet et telle une justicière, Lei Saito rend la place qui lui est due à l'un de nos héros du quotidien, habituellement relégué dans l'ombre des salles de bains. L'artiste aime raconter, tisser des histoires par le biais des titres de ses installations, des éléments qui les constituent, des références qui l'ont aiguillée... Elle compose des paysages aussi merveilleux que délicieux en partant de peu de chose. Projet N'importe quoi n°21 - Pain au chocolat déshabillé (2005) est une œuvre sensuelle où un pain au chocolat dévêtu et drapé d'un tissu noir ressemble à un bel endormi.

 

Il est souvent question de mises en abyme chez Lei Saito. L'installation Coton-tige architecture lui a été inspirée par Élevage de poussière de Man Ray et Marcel Duchamp. A l'occasion de son exposition personnelle, Salomé, à la Maison de la culture du Japon, à Paris, l'artiste présentait trois Religieuses (gâteaux) sur des petites tables de poupée, elles-mêmes posées sur une table similaire mais grandeur nature. Cette installation rappelait ainsi au visiteur la Tour Eiffel à proximité de la Maison de la culture du Japon. Mise en abyme plus prégnante encore lorsqu'elle invite les visiteurs à manger la Cité des arts de Montmartre, en 2014, pour les cinquante ans de l'institution. Lei Saito a alors reproduit l'édifice avec du pain de mie, des groseilles, de la roquette, du beurre, de l'estragon, des abricots, du thé vert et de la mascarpone. Ce sandwich, inspiré de ceux que les anglais dégustent à l'heure du thé, présentait par strates l'histoire du lieu via une légende imaginée par Lei Saito. Ce moment de partage gustatif prit fin quand il ne resta plus que quelques miettes. Cité délicieuse se voulait un hommage aux résidents à la fois éphémères et éternels de la Cité des Arts. Carpaccio d'ombres (2015) est une mise en abyme, cette fois de la savoureuse description d'un dessert japonais, le yõkan, que l'on peut lire dans « Éloge de l'ombre » de Jun'ichirõ Tanizaki.

 

Lei Seito, artiste épicurienne, apprécie les échanges, et plus encore s'ils ont lieu autour d'un repas. Lors de sa résidence à la Rijksakademie à Amsterdam (2010-2011), elle organisa un Petit Déjeuner Royal pour les Early Risers espérant ainsi ne plus être la seule à se lever tôt.

 

Pâtissière aux recettes imaginaires, aux assemblages particuliers, pâtissière audacieuse, Lei Saito est aussi une véritable patapâtissière. Ses expériences culinaires, inspirées par les thématiques des événements, peuvent donner lieu à des performances où la perte des sens affinent nos capacités sensorielles. Ainsi, l'événement Desserts pour la soirée Perte d'équilibre a donné l'occasion de déguster un Baba au rhum perte de conscience, une Pavlova en déséquilibre à la Bridget Polk (balancing stones) et une Gelée d'orties instable.

Ses expériences, visant à engendrer une perte de repère afin de mieux apprécier certaines situations l'ont conduite à programmer des événements à l'occurrence de l'heure bleue. Ce moment, d'une brièveté délicate, correspond au moment où se croisent le jour et la nuit et où le ciel est d'un bleu plus foncé que celui du jour. L'heure bleue est aussi appelée « entre chien et loup ».

Dans ce laps de temps, Lei Saito, en tant qu'artiste pataphysicienne, proposa une visite de son exposition « As the clementine ice rink glistens in the light, the world fades into translucence at l'heure bleue » chez GDM..., à Paris, en avril-mai 2015. L'idée était de vérifier l'hypothèse que sa patinoire en jus de clémentine serait à ce moment-là transparente, le bleu et l'orange étant des couleurs complémentaires.

 

Attendre pour voire l'heure bleue, attendre pour voir la patinoire au jus de clémentine devenir transparente mais aussi attendre pour attendre avec Système Féta (2007), une installation composée d'éléments sculptés dans de la féta : lit à baldaquin, table... Les gouttes d'eau rappellent au mortel le temps qui passe. L'artiste propose un espace, une salle d'attente où la princesse Féta trône sur son lit à baldaquin. Ce fromage très calorique permet ici d'alimenter un système, mais lequel ? L'artiste ne nous le révèle pas. Pour obtenir une réponse il nous suffit d'attendre, telle Pénélope espérant le retour d'Ulysse.

 

Lei Saito pense avec Robert Filliou pense que « l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ». A la fois épicurienne, gourmande d'expériences et fine observatrice des petits riens du quotidien, elle compose des récits aux multiples déroulés, où se développe tout un paysage de l'ordre du merveilleux.

 

Leïla Simon

in Le Quotidien de l'art n°981, 15/01/2016, pp.13-14

texte publié dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge,

avec le soutien de la ville de Montrouge,

du Conseil général des Hauts-de-Seine, du ministère de la Culture et de la Communication et de l'ADAGP.

 

 

Suzy Lelièvre
 

Suzy Lelièvre dans ses premiers travaux détournait les fonctions habituelles d'objets du quotidien. C'est ainsi que des tables s'entrechoquaient (Contorsions, tables choquées - 2011), qu'une échelle s'enroulait sur elle-même (Échelle - 2006-2008), qu'une fourchette se prolongeait en plat de pâtes (Usage unique – 2004)...

Que s'était il passé pour que ces objets se transforment de telle manière ? Avaient-ils fondu puis se seraient-ils durcis de nouveau ? Avaient-ils été fabriqués dés le départ ainsi ? A quoi peuvent-ils bien servir ?

Ses œuvres hybrides, entre art et design, interrogent nos habitudes, notre rapport à l'objet. C'est moins l'usage qui est questionné que notre manière de fonctionner avec ces objets ainsi que nos relations corps - objets. L'artiste nous permet d'inventer de nouvelles corrélations avec ces derniers, de développer nos affects, notre imaginaire pour amplifier la puissance d'évocation d'utilisation d'objets nous semblant si banals, comme par exemple servir un verre à l'aide d'une bouteille (Verre et bouteille - 2009).

Alors que le dysfonctionnement était dû à des déformations, des prolongations ou de fictifs chocs, il s'opère peu à peu grâce à la contorsion (Mikados – contorsion – 2012) puis par gravitation. Les points noirs des dés semblent avoir chuté (Dés-gravité – 2012) ; ceux des dominos avoir été bousculés (Dominos – gravitation - 2010). Le dysfonctionnement laisse place au détournement par le biais de la physique et de la géométrie.
 

Il est souvent question de jeux chez Suzy Lelièvre. L'artiste, on l'a vu plus haut, détourne des mikados, des dés ou des dominos. Les titres offrent des jeux de mots : Dés-gravité ; nous induisent en erreur avec Les moustiques où des murs de cabane semblent recouverts de ces insectes écrasés. Une observation attentive permettra de voir qu'il n'en est rien et qu'il s'agit tout simplement de dessins au pochoir. Des titres font des rapprochements censés mais non moins plein d'humour : Cerveau-éponge. La capacité du cerveau à absorber les informations comme une éponge tout en sachant passer l'éponge quand il le faut. Pointe d'humour aussi quand il y a une « querelle de clocher » entre une association qui a restauré un pigeonnier et la municipalité dans laquelle il se situe. Suzy Lelièvre a déformé le plan du village de telle manière que le pigeonnier se retrouve placé tout en haut. Elle invite également les visiteurs à circuler d'un lieu à l'autre pour voir ses réalisations pensées pour ces deux lieux.


 

Les circulations, les réseaux reviennent souvent dans le travail de Suzy Lelièvre même s'ils prennent des apparences différentes selon le projet.

Air scolytus (2014) propose un nouveau terrain de jeu à explorer. Les lignes blanches tracées au sol partant de la maison ou de bosquets dessinent un réseau proche de celui des arachnéens. De nouvelles règles sont proposées d'où découlent d'originales circulations. Seule une vue aérienne nous permet de visualiser ce réseau dans sa totalité.

Le travail de Suzy Lelièvre connaît un véritable tournant en 2013 lorsqu'elle écrit un mémoire sur les perruqueurs à l'École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Le mot perruque a deux significations en français. La première que l'on connait tous et la seconde moins répandue qui parle d'un « travail effectué par quelqu'un pour son propre profit, pendant les heures payées par l'employeur ou en utilisant les installations, les matériaux, etc., appartenant à celui-ci ». Définition donnée par Suzy Lelièvre et tirée du Petit Larousse illustré de 2013. En lisant ce mémoire on prend conscience de certaines similitudes entre les propositions de Suzy Lelièvre et les perruqueurs. Les points communs sont de s'infiltrer dans les failles d'un ordre établi, de regarder autrement pour déployer nos capacités, nos réflexions. Les projets qui suivront ce mémoire révèleront que l'artiste s'intéresse d'avantage à la matière qu'à l'objet et qu'elle souhaite plus interroger la pratique.

Le projet Déformations continues se nourrit de ses réflexions et développe un autre réseau, la circulation des idées. A compter du troisième épisode Suzy Lelièvre a choisi de travailler de près avec d'autres corps de métier : tapissier et céramiste. A chaque fois, il s'agit de partir d'une même forme pour en déployer tous les possibles. L'idée est de revoir, réinventer les gestes et les habitudes du spécialiste en la matière, de pouvoir échanger avec lui pour pousser plus loin les réflexions de chaque interlocuteur. Les contraintes, définies par l'artiste amatrice de topologie et de géométrie, offrent de nouvelles ouvertures, invitent à un nouveau regard sur un métier, un matériau, des acquis... Les savoir-faire sont non seulement revisités mais aussi réemployés.

Suzy Lelièvre apprécie aussi de travailler avec d'autres artistes toujours dans l'idée d'alimenter les réflexions, de faire circuler les idées. Les sérigraphies Les formes du froissement - la Pangée en collaboration avec Jennifer Brial et Guillaume B. Gilles (2015) reprennent la forme supposée de la Pangée, continent regroupant l'ensemble des terres émergées avant la dislocation. Deux états sont proposés : la Pangée projetée sur un support froissé puis la remise à plat du support sur lequel cette projection s'est inscrite. Ce trio d'artistes rejoue, reformule la tectonique des plaques pour en proposer des versions aussi inédites qu'imaginées.

 

Suzy Lelièvre interroge nos moyens de nous représenter le territoire, nos projections, nos vérités occidentales construites historiquement et qui régissent le monde. Consensus sur lesquels tout le monde s’accorde, comme s’ils étaient évidents. A travers son travail l'artiste cherche à révéler leur côté arbitraire et par là-même la possibilité de les transformer en une nouvelle réalité.

La cartographie représente, sur une surface plane, l'image de la terre qui par nature est ronde. Pour y arriver ceci nécessite une représentation plane nommée également projection. C'est ainsi que pour nous permettre de nous repérer on obtient des coordonnées planes engendrant néanmoins automatiquement des déformations. Suzy Lelièvre propose des Projections redressées en partant d’une carte de Juvisy et d'Athis-Mons. Selon les variations apportées par la main et les calculs de l'artiste la carte s’élève ou se creuse à l’endroit même où se situe un obélisque. Les plans proposés par l'artiste dessinent de nouveaux reliefs, de nouveaux points de vue, mais après tout ne sont-ils pas aussi valables que ceux proposés par l'Institut géographique national ? Le choix de l'artiste est comme toujours réfléchi. La pyramide de Juvisy, située à la limite de cette commune et de celle d’Athis-Mons, a été un point de repère au XVIIe siècle dans la mesure de l'arc du méridien entre Paris et Amiens. Avec la série Projections redressées l'artiste souhaite nous révéler ce travail d’arpentage et met en avant une nouvelle façon de représenter le territoire de Juvisy.

 

Arpentage qui nous rappelle des œuvres antérieures : Infinies réductions prenant pour point de départ une règle couramment utilisée pour la topographie. Or cette règle s'entortille de telle manière que les graduations s'enroulent pour n'offrir que des mesures inhabituelles. Dunkerque – Barcelone par voie terrestre prend aussi l'apparence d'une règle mais cette fois-ci elle est bien plane. Son côté sinueux évoque ici le trajet parcouru entre ces deux villes et correspondant à l'origine du mètre étalon, officiellement défini en 1791 par l’Académie des sciences. Bien avant de s'interroger sur la topographie l'artiste avait déjà évoqué la géomorphologie, étude scientifique des reliefs et des processus qui façonnent la Terre. Contorsions – tables choquées semble refléter le mouvement des plaques tectoniques. Le bois prend l'apparence d'une matière malléable tel un matériau souple, telle la croûte terrestre.
 

D'œuvres hybrides entre art et design jusqu'aux œuvres réalisées dernièrement Suzy Lelièvre a pris des chemins de traverse pour finalement dessiner une ligne continue. Le fil conducteur serait l'analyse d'espaces, les rapports qui en découlent et les outils dont nous disposons pour y arriver (topologie, géométrie, topographie, géomorphologie...). L'artiste nous installe dans un monde plastique aux projections tellement souples qu'elles deviennent mentales mais n'est ce pas justement le cas de ces sciences...

Leïla Simon, 2015

Pour voir le site de l'artiste cliquez ici

un texte plus court sur Suzy Lelièvre a également été publié

dans le Quotidien de l'Art, n°967, 18 décembre 2015, pp.13-14

 

 

Vladimir Skoda, explorateur d'espaces

Texte paru dans le catalogue personnel de l'exposition Résonance des contrastes au Château de Saint-Pierre-de-Varengeville, oct. 2015.

 

La sphère est récurrente dans le travail de Vladimir Skoda. Elle est l'expression de sa passion pour l'astronomie et plus particulièrement pour la cosmogonie et la cosmologie. De géométrie parfaite, ce volume peut ainsi être contrarié. L'artiste joue avec sa surface polie ou au contraire met en évidence ses aspérités. Son aspect parfois réfléchissant provoque des déformations, des renversements. L'évocation de l'Univers est renforcée par la disposition des oeuvres et même par leur titre (La luna, Constellations…).

 

Que l'on soit scientifique ou amateur, lorsqu'on rencontre le travail de Vladimir Skoda on éprouve physiquement quelque chose. Certaines oeuvres de Skoda absorbent le regardeur et l'espace environnant alors que d'autres les rejettent. Bien souvent il s'agit de sphères et de surfaces circulaires concaves ou convexes. À chaque fois ces oeuvres réagissent au et avec le lieu. Nous retrouvons cette sensation d'absorption propre à l'Univers, ce défilement vibrant, cette instabilité permanente. Nos certitudes sont bousculées à l'instar de notre corps qui sent ses repères se mouvoir dans des contrées jusqu'ici inconnues. On prend conscience de notre corps, de notre poids, de notre présence, de notre existence face aux oeuvres de Vladimir Skoda. Mais nous ne sommes pas seulement face aux oeuvres. En participant à l'instabilité de l'image vibrante on est dans l'oeuvre, on prend part à sa mise en place, on contribue à sa mise en oeuvre. À chaque fois une déformation a lieu, due à la matière ou à la forme des pièces. Le moindre mouvement modifie non seulement le reflet mais également l'oeuvre elle même. Ce que nous avons pu penser stable, pérenne, ne semble finalement pas l'être. On est absorbé tout comme l'est l'espace environnant. Dans d'autres oeuvres on est rejeté, propulsé. Il serait en effet fatal de s'aventurer à marcher sur Entropia Grande. Surface, cette fois-ci horizontale, envahie par deux cent mille billes de roulement mécanique disposées les unes à côté des autres.

 

Tout n'est que mouvement fluctuant. Nous ne le ressentons pas forcément, voire nous l'oublions. Vladimir Skoda nous le rappelle en réalisant des oeuvres en mouvement : Hommage à Foucault, Galileo-Galilei, Kora, Miroir du temps (tournant)… La Terre est en rotation perpétuelle, les êtres et les choses évoluent. Le mouvement nous constitue et, comme l'explique Edgar Allan Poe, « tout mouvement de quelque nature qu'il soitest créateur ». 

Comme chacun d'entre nous Vladimir Skoda est donc mouvement. En tant qu'explorateur d'espaces il rend compte de forces attractives que nous ne soupçonnons pas ou que nous ne maîtrisons guère. En tant qu'artiste il est aussi créateur. Il nous démontre qu'une fois de plus l'art est bien cet espace propice à l'imagination, à la création de mondes, de cosmos mystérieux. 

En se photographiant systématiquement dans ses oeuvres il laisse ainsi une trace. Il n'essaye, en effet, en aucun cas de se cacher ou de se faire disparaître, bien au contraire il est là. Comme Jan Van eyck l'est dans Les Époux Arnolfini, comme Alfred Hitchcock apparaît dans ses films. Il est là, dans l'attitude affirmée de l'aventurier plantant son drapeau sur ce lopin de terre fraîchement découvert. Ces photographies sont faites pour attester que l'artiste est là, qu'il l'a été et qu'il le restera à l'instar du peintre flamand qui écrit dans Les Époux Arnolfini : « Johannes de Eyck fuit hic » (JanVan Eyck fut ici). Il est là, et comme pour Jan Van Eyck ou Alfred Hitchcock, il l'est sous forme de clin d'oeil. C'est un jeu destiné à celui qui saura être le plus attentif, à celui qui sera le plus absorbé par l'oeuvre, celui qui du coup repérera la moindre vibration, le moindre indice. 

Ces photos laissent poindre l'humour plein de malice de l'artiste. Le sentiment d'instabilité, d'insaisissabilité, de corps bousculés lorsque nous sommes en relation avec les oeuvres de Vladimir Skoda, nous évoque les déplacements sous forme de bonds de Neil Armstrong lorsqu'il effectua le premier pas de l'Homme sur la Lune. Son attitude ludique est générée par ses nouvelles sensations corporelles qui lui font prendre conscience non seulement de son corps, mais aussi de l'espace dans lequel il évolue et dans celui (terrestre) dans lequel il a évolué jusqu'à présent. Le regardeur des oeuvres de Vladimir Skoda ressent cette même perte de repères. 

 

Cette sensibilité pour le jeu, nous la retrouvons dans les liens entre les oeuvres et les lieux les accueillant. Un dialogue s'opère entre ces éléments. Jeu composé d'échos, de vibrations, de déformations, de renversements… Réflexion binaire est une oeuvre composée de deux sphères disposées l'une à côté de l'autre. Leurs parties grenaillées se font face. Leurs surfaces polies reflètent ce qui est autour. Étant proches, les images réfléchies sur chacune d'elles sont presque similaires à quelques détails près. Le regardeur peut s'amuser à chercher l'erreur, les différences. Nous retrouvons ce jeu de surface et d'optique avec la sphère polie sur un côté et grenaillée sur l'autre dans Horizon des événements II ou Harmonics Mundi… Jeu avec la lumière diffusée qui peut être aspirée, reflétée, propulsée. Jeu avec les couleurs lorsque le mouvement du pendule, constitué d'une sphère en acier doré, conduit la surface circulaire concave et argentée de Galileo-Galilei à parfois être baignée d'une lumière dorée ou en partie. Un jeu s'opère entre celui qui cherche, qui sait (le savant), celui qui est un amateur éclairé (l'artiste) et celui qui reçoit (le regardeur).

 

Il y a une réelle maîtrise de l'espace chez Vladimir Skoda, qu'il soit de l'ordre de l'Univers ou du terrestre. 

Dans De pictura, Leon Battista Alberti expliquait que l'artiste peintre se doit de reproduire la réalité sur une surface réfléchissante. Le miroir, dans les peintures de la Renaissance, fut très prisé pour représenter par exemple ce que l'on n'aurait pas dû voir. Ainsi, dans Les Époux Arnolfini, Jan Van Eyck s'y est portraituré en train de peindre ; dans Un orfèvre dans son atelier, peut-être saint Éloi, Petrus Christus a peint une scène extérieure à celle du tableau. Le miroir nous permet donc non seulement de voir notre propre image, de nous représenter, mais aussi de reproduire ce que le regardeur pourrait ne pas voir, ce qui se passe hors champ. Le miroir, à cette époque et à l'instar des oeuvres aux surfaces réfléchissantes de Vladimir Skoda, nous fait prendre conscience de ce qui nous entoure, de l'espace où l'oeuvre évolue. Mais, alors que l'esthétique prônée par Alberti incitait à rendre invisible la surface du tableau et à réaliser des oeuvres imitant la nature, chez Skoda les surfaces réfléchissantes sont comprises dans l'oeuvre, devenant à la fois image et sujet. À l'inverse des oeuvres de l'époque classique, la nature et la réalité chez Skoda entrent dans l'oeuvre qui devient à la fois support et surface. L'artiste inclut le regardeur dans son oeuvre. Il suffit d'un simple geste du visiteur pour que l'oeuvre réfléchisse tout autre chose. Skoda, par divers dispositifs de déformations, reflète le monde réel, nous incitant ainsi à prendre conscience de ce qui nous entoure, de notre espace non seulement physique, mais aussi mental. Les connaissances de l'artiste nous permettent d'expérimenter, de ressentir. Nous vivons ce qu'il a appris. 

 

À l'oeil nu, nous pouvons seulement distinguer les planètes et les étoiles. Pour pouvoir les observer nous nous servons d'instruments d'optique, tels que le télescope, permettant d'augmenter la luminosité ainsi que la taille apparente des éléments à observer. Le rôle de récepteur de lumière est souvent plus important que son grossissement optique. C'est ainsi que nous pouvons apercevoir des objets célestes difficilement perceptibles ou invisibles à l'oeil nu. 

Les calculs savants des scientifiques nous permettent de nous représenter l'infiniment loin. Ceci donne une existence à ce que l'on ne voit pas, à ce qui nous échappe. Nous pouvons nous imaginer l'Univers, son fonctionnement, sa structure, son évolution. La représentation de l'Univers a évolué selon les cultures, les époques et les découvertes. L'imaginaire a suscité des mythes qui parfois ont pu donner des points de départ aux scientifiques. Les calculs, les expérimentations peuvent être source de découvertes. Le travail de Vladimir Skoda est un échange symbolique entre l'Univers, l'infiniment loin et ce que l'être humain arrive à imaginer de cet infiniment grand. L'artiste ne crée pas pour nous expliquer des découvertes mais bien pour instaurer une forme sensible aux connaissances scientifiques. Hommage à Foucault était par exemple « un prétexte », l'artiste ne souhaitait en aucun cas reconstituer l'expérience de Foucault cherchant à prouver la rotation de la Terre. Vladimir Skoda fait de l'art un espace où des théories scientifiques côtoient une approche poétique de l'Univers.

Leïla Simon, 2015

 
 
Atsunobu Kohira : le geste en tant qu'acte 
Texte paru dans Le Quotidien de l'Art du vendredi 9 octobre 2015, n°917, pp.13 - 14

 

Atsunobu Kohira, né en 1979 à Hiroshima, a participé au salon de Montrouge en 2006. Depuis il expose en France et au Japon. Il a bénéficié en 2011 du programme de résidences d'artistes de la Fondation d'entreprise Hermès. Parrainé par Guiseppe Penone, il a travaillé avec les équipes des Cristalleries de Saint-Louis.

 

 

Atsunobu Kohira n'entend pas fixer les choses mais les révéler en privilégiant le moment vécu, puis sa trace. Sound in the glass (2014) est l'empreinte d'une expérience quand le souffle de l'artiste dans une trompette créa et modula une bulle de verre. Le son n'est pas figé mais exposé.

Ce dernier tient une place importante dans le travail du japonais. Il apporte une touche de dérision avec ces grelots attachés aux poings américains, Rumbrings No.001 & No.002 (2008). La pièce Constellation of Music donne ni plus ni moins qu'une composition sonore. La flamme d'une bougie en cire ondule avec le son diffusé dans Vanitas / Magnolia (2015). Enfin dans Infravoice (2009), l'œuvre s'actionne lorsque le spectateur crie dans le tuyau.

 

Afin de nous faire ressentir chaque élément qui nous entoure, Atsunobu Kohira s'approprie des vecteurs de sensation. L'huile essentielle des Pins Douglas (2014) est diffusée dans l'Espace d'art contemporain Les Roches (Chambon-sur-Lignon) et rappelle les senteurs de la forêt environnante, dans une mise en abyme sensorielle entre l'intérieur et l'extérieur.

 

« En art, en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. » : cette définition de Gilles Deleuze s'applique parfaitement au travail d'Atsunobu Kohira. Ce dernier réalise des oeuvres qui sont des instants, de moments témoins. Pour capter un simple rien fondamental ou des mouvements invisibles, il cherche le bon point de vue, ce qui lui permettra de les enregistrer dans leurs moindres détails. Il est à la recherche la nature fondamentale des éléments. Terreau propice à la prise de conscience de nos sens, la biodiversité captive particulièrement l'artiste. Il s'intéresse tout naturellement aux abeilles, à leur organisation minutieuse, à leur production (cire, miel...), à la boucle d'énergie engendrée.

 

Le graphite est l'une des matières qu'affectionne particulièrement Atsunobu. Pour Graphite sculpture 1.0 (2011-2015), il s'inspire librement de la structure de ce minéral faite d'un empilement de plans, chacun constitué d'un pavage régulier d'hexagones en nid d'abeilles. Le graphite est utilisé depuis des siècles pour l'écriture, à l'instar de l'encre de Chine que l'artiste, pour City sounds, répand sur ses photos et qui, avant de s’immobiliser, se déplace dans une chorégraphie née de la diffusion du son enregistré au moment de la prise de vue.

 

Les questions du faire, du savoir et de la transmission sont abordées avec Sound in the glass, évoquées avec Instrument for Saint-Louis, attestant du lien intrinsèque entre la technologie et l'artisanat. Il est souvent question, en effet, du geste en tant qu'acte chez Atsunobu : geste de peintre (proche des réflexions des peintres zen japonais, de Jackson Pollock...), geste de musicien, geste de captation, geste d'artiste du XXIème siècle en lien avec son temps et le passé et surtout geste de sculpteur dans la continuité des réflexions de Giuseppe Penone. L’enregistrement du passage du temps, l'utilisation du son, la mise en évidence de la pensée de la matière sont avant tout des actes de sculpteur.

 

Leïla Simon, 2015

Texte publié dans Le Quotidien de l'Art n°917 

dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge, 

avec le soutien de la Ville de Montrouge,

du Conseil général des Hauts-de-Seine, du ministère de la Culture et de la Communication et de l’ADAGP.

 

 

 
Anne-Charlotte Yver : les limites de la matière

Texte paru dans Le Quotidien de l'Art du vendredi 18 septembre 2015, n°902, pp. 15-16

 

Anne-Charlotte Yver (née en 1987) a participé au Salon de Montrouge en 2014.

En 2013, l'exposition Condensation au Palais de Tokyo présentait ses œuvres réalisées à l'occasion de sa résidence de la Fondation d’entreprise Hermès dans l'Atelier du bottier John Lobb à Paris. Ses dernières réalisations sont présentées actuellement dans deux expositions. La première, personnelle, Exsangue, à la galerie Marine Veilleux à Paris , la seconde, collective, Le parfait flâneur, dans le cadre des Modules Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent du Palais de Tokyo en résonance avec la Biennale de Lyon.

 

Il est souvent question de corps dans le travail d'Anne-Charlotte Yver. Ses œuvres combinant des formes construites, puis dernièrement des formes libres avec le latex, évoquent moins des architectures prêtes à abriter des corps que des formes sur lesquelles ils viennent se lover ou s'y confronter. Ces éléments peuvent rappeler ceux des machines de musculation, des ustensiles sado-maso voire des prothèses. Leaving dead factory (2013), d'une sublime froideur, fait ainsi allusion à une certaine monstruosité des corps limités par leurs propres faiblesses. La présence du corps s'effectue sous forme de détails, d'allusions, de sous-entendus. Un crâne de porc est ainsi mi-caché mi-révélé par la toile de cuir tendue dans Living Dead Factory - Acte 1 (Division du désir). L'aspect flouté, pixelisé de membres de femmes sérigraphiés ou imprimés sur des plaques de verre ou sur du latex accentue cette impression de dissection.

D'autres œuvres viennent quant à elles suggérer la puissance des matériaux et l'effort qu'il a fallu à l'artiste pour les réaliser. La tension, mise en avant par les lanières de cuir ou de caoutchouc reliant des éléments entre eux, confirme cette impression tout comme les titres Acte I, Acte II... Le travail d'Anne-Charlotte Yver est sans cesse en rapport avec l'énergie vitale. Alors que l'artiste cherche à maîtriser la technique elle apprécie néanmoins que ses œuvres, une fois finies, échappent à son contrôle pour mener leur propre vie. Le cuir est doté de prétend, le béton peut se fissurer, la couleur du latex se modifier à la lumière électrique... Les corps des matériaux émettent ainsi leur propre fluide.

 

Car il est aussi question de fluides dans le travail d'Anne-Charlotte Yver. Le choix du béton, du caoutchouc et du latex se justifie par leurs divers aspects. Il s'agit tout d'abord de travailler un liquide, un corps n'ayant pas de forme propre, qui épouse celle d'un contenant. Un corps malléable donc, en mouvement avant de se solidifier. Dans United (2014) l'artiste a ajouté du pigment afin de révéler la circulation du béton avant qu'il ne sèche.

Alors qu'il était question de fluides émettant de l'énergie vitale il semblerait que ce ne soit plus le cas dans ses dernières réalisations. Ses installations évoquent par leur froideur et leur structure la beauté ambigüe d'un milieu hospitalier. La fameuse phrase de Lautréamont « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » les définit bien. La tension semble s'être évanouie pour laisser place au relâchement. Le premier indice se trouve dans la définition de leur titre Exsangue (sans sang) décrivant un élément dépourvu de vie et de force. Alors que le cuir ou le caoutchouc affirmaient les tensions perceptibles, le latex ne détient pas ce rôle. Tout en étant plus épais sa souplesse est ici d'avantage ressentie comme un élément mou. L'énergie vitale émanerait cette fois-ci d'un matériau apparaissant pour la première fois, le câble noir, venant alimenter les néons ou les projecteurs qui par leur émission vont à la fois donner vie au latex tout en le vidant de sa substance. En effet la lumière électrique met en avant son aspect translucide, ses différences de matière, mais tout en le révélant elle fait évoluer les couleurs du latex qui changent selon la durée d'exposition. Des détails sérigraphiés vont disparaître, d'autres ayant été effacés par l'artiste vont réapparaître mais en négatif...

 

Une certaine ambigüité vient sans cesse contrebalancer nos impressions face aux œuvres d'Anne-Charlotte Yver. Par certains côtés la texture du latex se rapproche de celle d'une membrane biologique mais une chaleur en émane tout de même, par sa couleur nous pensons donc à du caramel, par sa souplesse et son déroulé à de la pâte à pâtes fraîches. Il prend aussi l'apparence d'un linge, voire d'un linceul. Lorsque des images sérigraphiées apparaissent à sa surface nous pensons bien évidemment au Saint-Suaire, tissu où fut imprimé le visage du Christ après que Sainte-Véronique s'en fut servie pour essuyer son visage. Cette dernière, dont le prénom est en rapport avec une expression hybride mi-grecque, mi-latine vera icona (véritable image) est ainsi devenue la sainte patronne des photographes.

 

L'ambigüité inhérente aux œuvres d'Anne-Charlotte Yver découle non seulement de cette sublime et délicate froideur, mais aussi de ce qui est plus ou moins révélé : ce à quoi le visiteur n'a pas assisté, ce que l'on ne peut voir, révéler des strates, des intuitions, des forces, révéler des choses qui pourtant ont été effacées, révéler de la vie qui conduit irrévocablement à la mort.

 

Leïla Simon, 2015

Texte publié dans Le Quotidien de l'Art n°886

dans le cadre du programme de suivi critique des artistes

du Salon de Montrouge, avec le soutien de la Ville de Montrouge,

du Conseil général des Hauts-de-Seine, du ministère de la Culture et de la Communication et de l’ADAGP.

 

 
Marta Caradec : abat ses cartes

Texte paru dans Le Quotidien de l'Art du vendredi 31 juillet 2015, n°886, pp. 8 - 9

 

Marta Caradec a fait le Salon de Montrouge en 2012. Ses dernières réalisations seront présentées cet été dans l'exposition Marines sans mer chez Paul Dupouey, à Camaret-sur-Mer.

 

Marta Caradec sélectionne d'anciennes cartes géographique ou politique pour leur motif, leur typologie, leur matière ou leur histoire sur lesquelles elle intervient par le dessin. En effet, cet objet si familier regorge d'informations nous permettant d'un seul coup d'œil d'embrasser un paysage, ses reliefs, son Histoire, son économie, etc...

Les thèmes originaux des cartes sont comme absorbés et dissous dans ses réalisations graphiques dont l'imagerie se rapproche parfois de celle des enluminures du Moyen-âge ou des tapis orientaux. Animaux ou poissons à tête d'homme, sirènes, dragon, fanions ou emblèmes familiaux... De ses cartes surgissent ainsi des monstres fabuleux entremêlés à des entrelacs et des rinceaux aux teintes variés. Le graphisme souple et les couleurs de ces ornements végétaux renforcent le sentiment de vitalité.

 

La carte des pays de la mer Baltique est recouverte de motifs liés directement aux pays : La Suède est parsemée des silhouettes de mobilier Ikéa ; la Finlande des motifs tirés du catalogue de Marimekko... La carte du golfe du Mexique est constellée d'un imaginaire inspiré des calaveras (symboles des jours des morts au Mexique) : personnage à la tête de mort sur laquelle est juché un sombrero ; femme à la couleur de peau cadavérique engoncée dans une robe mexicaine... Quant aux dessins réalisés sur les cartes historiques scolaires ils peuvent nous rappeler des peintures aborigènes d'Australie ou des cellules humaines observées au microscope...

L'artiste ne manque pas d'humour avec son Atlas déshydraté. Atlas dont elle retire au cutter toutes les parties aquatiques.

Les frontières sont réorganisées, la description des territoires ne ressemble plus à celle qui a été privilégiée par les occidentaux. De nouvelles typologies de cartographie nous sont proposées.

 

Marta Caradec s'intéresse aussi aux histoires racontées par les cartes. 11 000, la carte marine des îles Vierges lui a fait pensé à la légende des 11 000 vierges de Sainte-Ursule qui se sont fait massacrées à leur retour de pèlerinage. L'artiste a entouré en rouge les 0 et les O notés sur cette carte. Ce n'est qu'après une observation attentive que l'on découvre que les motifs floraux ressemblent plus à des verges qu'à des pétales de fleurs.

 

Dictionnaire du monde est un projet où Marta Caradec invite les visiteurs-lecteurs à participer. Projet déjà entamé et nourrit à Strasbourg, Katowice, Budapest, Vienne. La règle du jeu est simple : « Sur les rayons de cette librairie, des livres parlent du monde, d’une vision du monde. Je ne peux les lire tous. Si vous achetez l’un de ces livres, vous y trouverez une des 85 parties de l'œuvre originale ci-dessous. Je vous l’offre. Et quand vous aurez lu le livre, envoyez-moi en échange une phrase de définition du mot « monde » que vous aurez relevée au fil de ses pages. De cet échange désintéressé naîtra un dictionnaire singulier, contenant un seul mot et de multiples défini­tions. D’avance, merci de contribuer à l’élaboration du Dictionnaire du monde. Marta Caradec ».

 

Marta Caradec aurait commencé par sélectionner des cartes pour parer sa crainte de la page blanche mais on peut se demander si ce choix n'est pas plus celui d'une cartographe ? Les œuvres de Marta Caradec, à l'instar des cartes, nous permettent en effet de nous repérer dans l'espace, de naviguer dans notre société en reliant passé et présent, légende et Histoire, Art et Géographie...

 

Leïla Simon, 2015

Texte publié dans Le Quotidien de l'Art n°886 dans le cadre du programme

de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge, 

avec le soutien de la Ville de Montrouge,

du Conseil général des Hauts-de-Seine,

du ministère de la Culture et de la Communication et de l’ADAGP.

François Mazabraud : aiguiser son regard 

Texte paru dans Le Quotidien de l'Art du vendredi 10 juillet 2015, n°872, pp. 8 - 9

François Mazabraud a exposé au salon de Montrouge en 2010. Du 5 septembre au  31 octobre, il participera à l’exposition collective « La vérité des apparences - histoires de symboles, de motifs et de langage » organisée par la commissaire d’exposition Fabienne Bideaud à la galerie de Roussan à Paris. Portrait de l’artiste. _ Par Leïla Simon

 

Les secrets dévoilés pour les rendre d’autant plus mystérieux, la semi-invisibilité comme révélateur, le jeu pour affûter le regard sont quelques-uns des sujets de prédilection de François Mazabraud. Le détournement des sens, à l’aide du langage, de la forme et des objets, nous invite à aller plus loin.

 

Ainsi, Tenda est une œuvre constituée de neuf rideaux italiens et africains sur lesquels est projetée une vidéo où Danny nous raconte sa vie… en latin. François Mazabraud a rencontré ce jeune homme originaire du Zimbabwe à l’occasion d’une résidence à la Fondation Pino Pascali en Italie (2014). L’artiste lui a demandé de raconter une histoire dans la langue de son choix, puis une fois la traduction faite en latin, il a filmé Danny racontant son histoire dans cette langue inconnue pour lui. Si certains visiteurs ont pu comprendre ce qui était dit, pour la plupart ces paroles étaient abstraites. Or, paradoxalement, le fait de devoir passer au travers de ces rideaux donnait l’impressio d’embrasser la parole de Danny, de la digérer, d’être non pas pris par son histoire mais que chacun se l’appropriait. L’image était ainsi perturbée, à l’inverse de la parole qui était toujours présente. On avait beau tenter de la briser, elle restait là, solide comme un roc. Alors que l’on pénétrait l’image, la parole nous enveloppait. Tenda, rideau en italien, est constituée de rideaux, les fameux que l’on trouve au pas des portes en Italie et en Afrique permettant de faire entrer l’air tout en faisant barrage aux mouches. Ces rideaux délimitent également l’espace intime, le foyer, de l’espace public, la rue. Le visiteur qui traversait Tenda basculait donc de l’espace collectif à celui personnel proposé par Danny qui, s’exprimant en latin, langue morte peu comprise de nos jours et encore moins parlée, nous dévoilait secrètement son histoire.

 

Créer des liens mais cette fois-ci dans l’espace public est au centre de L’ordre des références. Ce projet a commencé en 2012. François Mazabraud répertorie des pages de livres dans lesquels des situations se déroulent à Paris. Il crée ensuite des notes de bas de page qu’il va ensuite « bomber » au bas d’un des immeubles de la rue citée. Cette œuvre prend la forme d’un jeu de piste car chaque note renvoie à une autre. Suite à la découverte de cette note de bas de page, la curiosité du passant le conduit à lire le livre en question qui le renvoie implicitement dans une autre rue où a été peinte une autre note de bas de page, etc. Un parcours subtil entre fiction textuelle et réalité urbaine est ainsi composé. Ce projet devait se terminer avec la dixième note de bas de page, mais un événement inattendu en a changé la donne. En effet, un(e) inconnu(e) a effacé cette dernière pour en noter une nouvelle. L’artiste, tout d’abord pris au dépourvu, s’est pris au jeu et a décidé de continuer ce parcours. La dixième note ayant été subtilisée et ne pouvant être reproduite, François Mazabraud se devait de continuer. À ce jour, il existe ainsi vingt-deux notes de bas de pages disséminées dans Paris.

 

Il est souvent question de jeu dans le travail de François Mazabraud et plus exactement d’humour, de clin d’œil, comme dans Border line, des chaussures aux semelles cartographiées au titre évocateur, ou dans Calibri, canne constituée de divers silencieux assemblés les uns aux autres offrant la possibilité de tirer encore plus silencieusement. Hidden landscape, une vidéo réalisée à l’Observatoire de Cheorwon situé sur la DMZ (Zone entre la Corée du Sud et la Corée du Nord) présentée dans un des télescopes, permet de regarder de plus près les plaines et montagnes de la Corée du Nord. Mais  elle présente le même point de vue que les autres télescopes. À première vue, tout semble normal mais une observation attentive permet de détecter des détails suspects qui apparaissent subrepticement dans le champ de l’image comme des animaux sauvages de la région : tigre, grue, ours, loup… D’autres ont été extraits du célèbre jeu vidéo de guerre américain Call of Duty renvoyant à l’omniprésence militaire et culturelle américaine en Corée du Sud : des mines explosent, une Jeep circule, un hélicoptère se pose, puis des feux d’artifice surgissent des montagnes Nord-Coréennes. Tous ces événements apparaissent trop rapidement pour que le spectateur puisse vérifier dans le panorama s’ils ont véritablement lieu. Seule une vigilance assidue permet de comprendre la supercherie, certains effets graphiques trahissant leur propre artifice.

 

Ainsi, François Mazabraud s’approprie subtilement des objets du quotidien pour nous révéler des espaces, des situations. Il nous incite à être plus attentif à ce qui nous entoure, à constamment aiguiser notre regard.

 

Leïla Simon,

Texte publié dans Le Quotidien de l'Art n°872

dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du Salon de Montrouge,

avec le soutien de la Ville de Montrouge, du Conseil général des Hauts-de-Seine,

du ministère de la Culture et de la Communication et de l’ADAGP.

 
 
 
L'air ou l'optique
Texte sur l'exposition de Silvana Reggiardo à la galerie melanie Rio, Nantes, 2015
 

Silvana Reggiardo définit sa « relation à la photographie comme relevant d’une expérience : expérience de la marche, expérience de l’espace, expérience visuelle, expérience instrumentée ».

Pour L'air ou l'optique Silvana Reggiardo suit un minutieux protocole en faisant tout d'abord abstraction de la fenêtre, en (re)cadrant de façon à supprimer la profondeur, à écraser les quelques éléments derrière les surfaces de verre. Ceci permet de restituer la matérialité, proche du pictural, de la surface de la vitre où affleurent différentes textures chacune s'y étant posée à leur propre vitesse.

Les cadrages sont justement choisis pour leurs qualités picturales propres (surface, texture, couleur, etc.). Ils créent l'espace nécessaire pour révéler la fragilité et la richesse de la surface sensible. Les formats, retenus selon le cadrage, ne sont pas de grandes tailles comme pour mieux rendre compte d’une condensation et permettre une observation plus intime. L'air ou l'optique invite à la concentration. C'est ainsi que l’image apparaît.

 

Il pourrait s’agir d’images abstraites, d'images de peinture. En effet, Silvana Reggiardo a débarrassé ses photos de leur identité première pour devenir des images mentales. Toute évocation naturaliste évidente a disparu au profit d’abstractions volontairement énigmatiques. La matière, des divers éléments s'étant posés sur la vitre, remonte en surface. La lumière s'y accroche, s'y faufile, s'y glisse, traverse ou se heurte à la surface. Avec L'air ou l'optique Silvana Reggiardo explore sur une surface en verre des variations de la lumière. Cette dernière, source de la photographie, agit d'autant plus comme un révélateur. Elle permet la vision. C'est ainsi que l’artiste souligne la matérialité de la photographie dans sa fonction première, celle d’enregistrer la lumière. La photographie n'est pas un instrument pour Silvana Reggiardo mais bien une finalité.

Une mise en abyme nous est proposée. Le fait de photographier des projections sur une surface en verre nous rappelle naturellement les surfaces sensibles des appareils photos argentiques enregistrant la lumière émise par la scène à photographier.

 

Tant par le sujet que par son traitement Silvana Reggiardo nous oblige à dépasser toute lecture conformiste ou convenue du regard. Une nouvelle lecture de l'image est établit. Ce qui nous est donné à voir est le résultat d'une expérience de la part de la photographe comme du regardeur. Il s'agit donc moins de morceaux de ciel que de l'extraction d'images à caractère conceptuel.

L'air ou l'optique devient ainsi le lieu de l'expérience.

 

Leïla Simon, 2015

Pour visualiser le site de l'artiste cliquez ici

 

 

 
Le Tour de Babel

Texte sur l'exposition de Bertille Bak au Grand Café de Saint-Nazaire, artpress.com, juillet 2014

 

Il y a des révolutions, des guerres, des élections qui font basculer les choses dans un sens ou dans un autre. Il y a aussi des micro-événements qui créent du rêve accessible. Bertille Bak est une artiste révélant des individus, semant des révoltes poétiques, glanant des morceaux de vie marginale.

 

La vidéo Le Tour de Babel réalisée à l'occasion de l'exposition éponyme au Grand Café de Saint-Nazaire le démontre une fois de plus même si cette fois-ci la révolte est plutôt du côté de l'artiste. Les marins des paquebots de croisière n'ayant pas acceptés d'être filmés, compte-tenu des trop grands risques encourus, Bertille Bak s'est retrouvée face à une situation où elle voyait une injustice sans pouvoir amener ces victimes à la détourner ne serait ce qu'un instant. Cette vidéo évoque les conditions de vie et de travail de ces marins exploités dans ces pavillons de complaisance et pourtant ils n'apparaissent jamais. Cette absence physique vient davantage souligner l'invisibilité quotidienne de ces travailleurs. Comme l'explique Bertille Bak dans sa note d'intention son « travail n'étant pas unerecette qui peut être déclinée à tous les groupes rencontrés » elle a dû travailler, appréhender les relations différemment. Et cela se ressent. Difficultés, voire impossibilité, pour l'artiste de poétiser avec eux cette rencontre. Situation qui file entre les doigts, impossible à chopper. Et pourtant cette vidéo et ces échanges ne laissent pas indifférents. Bonne récolte ou pas, la révolte est semée.

La série Les Complaisants nous déroute. La minutie laisse place à la noirceur de la situation où aucune issue semble envisageable. Il s'agit de marqueteries représentant les pavillons des paquebots de croisière, réalisées avec les cheveux des marins, technique traditionnelle dans ce milieu. Chacune, dans un petit cadre métallique, est présentée à plat. Cette disposition linéaire nous laisse un amer goût funèbre.

La vidéo Urban Chronicle 2 (2010-2011) où le clinquant et le rêve américain défilent sous nos yeux renforce ce sentiment nauséeux face à cette exploitation bien réelle mais camouflée. 

Le paradoxe est souvent révélé chez Bertille Bak. Une situation absurde est en fait lourde de sens, la répétition vient mettre en évidence des situations, l'humour détourne de tout discours grave nous amenant à des échappées plus prégnantes. Un travelling calme est bouleversé par des commentaires aux tonalités de présentateurs sportifs. Une musique d'ambiance vient contrebalancer l'image d'une machine distribuant des tickets pour une salle d'attente du type de celle d'une administration. Le sautillement concentré d'une femme essayant les matelas pour les futurs passagers de la croisière est souligné par des grincements burlesques. L'attitude inexpressive des gens s'oppose aux sourires timides des acteurs amateurs.... Les gestes répétés, les machines en mouvement, les déplacements frôlant l'embrigadement nous font bien évidemment penser à Métropolis de Fritz Lang ou aux Temps modernes de Chaplin mais alors que ces films sont graves, les brins d'humour de Bertille Bak laissent place au désir de poétiser la société, du moins le quotidien. 

Il est justement question de burlesque dans la vidéo Court n°4. Cette vidéo met en scène cette fois-ci des personnages proches des Clowns ou de Buster Keaton nous dévoilant des moments de bonheur dans des petits riens. Nostalgie des rêveurs. Ces individus sont en même temps solitaires, en marge de notre société, moqués alors qu'ils nous offrent des instants plein de magie.

Car des échappées il en faut surtout lorsqu'on travail sur un paquebot de croisière où le nombre d'habitants correspond à celui d'une ville avec tout ce que cela induit. L'installation La marée mise ànue par ces célibataires, même (clin d'oeil à Duchamp et c'est le cas de le dire) de Bertille Bak et Charles-Henry Fertin lève le voile sur ce besoin. Des polaroïds érotiques, d'ordinaire placardés dans les cabines des marins, sont présentées en ligne. Un petit rideau rouge, référence au théâtre, aux marionnettes ou encore au cabaret, nous empêche de les appréhender dans leur globalité. Le mécanisme pour faire soulever et rebaisser ces petits rideaux étant trop rapide pour nous permettre de les capter. Futilité de ce semblant d'échappatoire ? Cette installation est aussi constituée de quatre éléments au sol se déplaçant selon les entrées des paquebots dans le port de Saint-Nazaire. Nos repères sont bouleversés, l'extérieur se diffuse dans la salle d'exposition, puis vice-versa. 

 

En sortant de Le Tour de Babel nous nous mettons à regarder notre quotidien autrement, nos petits gestes répétés peuvent prendre une toute autre ampleur pleine de finesse et de poésie. Les touts petits riens recèlent une autre dimension.

Leïla Simon, 2014

 

 

 
Booty Looting

Texte sur la chorégraphie de Wim Vandekeybus, artpress.com, mai 2014

 

Sous fond de mythologie grecque et sous prétexte de refaire la performance de Joseph Beuys, « I love America and America likes me », Wim Vandekeybus nous dresse le portrait d'un monde où la sauvagerie est de mise. Il n'est pas question ici de retrouver, comme chez Beuys,  une spiritualité perdue car la cruauté chez l'Homme existe depuis la nuit des temps comme nous le démontre les meurtres et infanticides de Médée.

L'orgie des corps en mouvements a un côté bestial rappelant aussi bien le coyote de Beuys que le côté animal propre à l'être humain. Ces corps peuvent aussi sembler mous, extensibles, secoués de soubresauts, comme disloqués de l'être mental. Ils pourraient être ensorcelés. La photocopieuse, arme dévastatrice, métaphore de vies volées, (re)produit des corps écrasés, tout en plis. Tandis que l'horreur se rapproche de l'insoutenable des chutes inattendues viennent casser le rythme établit. L'humour noir ou l'ironie décontenancent, soulagent le spectateur qui petit à petit se laisse happer par ces rythmes saccadés, entrecoupés de moments absurdes, de folie ou de déchéance.  Nous pensons à La Dolce vita de Federico Fellini. Mais alors que le cinéaste parle d'une classe sociale aisée  et désenchantée souhaitant oublier sa condition de mortel, chez Wim Vandekeybus il s'agirait plus de dénoncer les répercussions des actes des humains qui ici meurent pour mieux (re)mourir. L'égoïsme, l'individualisme, la frime se ressentent fortement chez chacun des personnages. Lors des actions collectives les acteurs de la scène restent enfermés dans leur monde. Cette chorégraphie avec ces moments de délires solitaires, nous évoque également Arizona Dream d'Emir Kusturica illustrant l'envers du rêve américain.

Tout est fait pour nous rappeler que l'on est face à du spectacle aussi bien avec ce qui se joue sur scène ou dans l'actualité. Les accessoires de studio photo sont là pour donner l'illusion de bons moments passés en famille alors que finalement tout n'est que mensonge et stéréotype. Les photographies des acteurs/danseurs entrain de poser et de se grimer sont prises et projetées en direct sur un écran. Ce dernier sera d'ailleurs détruit à la fin dans un moment de rage et de révolte contre ce gavage d'images et tout ce qui en découle. Nos repères sont bouleversés ce qui n’est pas vu ou "plus" vu, compte tenu d'une trop grande familiarité avec tout type d'images, d'informations dans notre actualité, provoque la cécité du citoyen. S'opposant ici à celle d'Œdipe qui, là, au contraire, lui permet de voir (Œdipus  bêt noir). Wim Vandekeybus ne prétend pas pour autant apporter des solutions, il ouvre plutôt des failles perturbant notre tranquillité.
Wim Vandekeybus avec Booty looting mêle la danse, les arts plastiques, la musique, le cinéma et le théâtre  en un seul espace temps. Chaque médium détient une place importante. Les mécanismes sont révélés. Le musicien et le photographe agissent, participent à la scénographie et à la chorégraphie. Chaque danseur, acteur, musicien excelle. Ils expriment une rage et se donnent généreusement. Leur interprétation à l'instar de la musique du décor, des costumes et des lumières participe à la débâcle projetée, pulvérisée sur scène. Nous sommes à la fois fascinés et nauséeux.

Voler ce qui a été déjà volé, reprendre ce qui a été fait, réinterpréter et détourner pour aller au-delà... Le titre Booty looting, « Piller le butin », condense à lui seul une orgie délirante oscillant entre absurdité et lucidité. Cette chorégraphie est parsemée de références, de citations et de récits sur les Arts plastiques (performance de Joseph Beuys), le Cinéma (tournage de Georges Clouzot) ou encore sur la Musique (début de Stairway to Heaven de Led Zeppelin)... Birgit Walter, personne évoluant dans le monde de l'art et intellectuel de Berlin, se révèle être une parfaite Médée du XXIème siècle. Mais rien n'est sûr comme tout souvenir, comme toute interprétation. Le doute est toujours présent, nous demandant sans cesse ce qui est vrai ou pure fiction.

Leïla Simon, 2014

 

 

 

Mettre les voiles

Texte pour l'exposition Cartografías para navegantes de tierra d'Enrique Ramirez à la galerie Michel Rein, Paris, 2014

 

 

Le travail d'Enrique Ramirez se situe dans cet interstice où la fiction et le réel s’enrichissent mutuellement.L'artiste questionne, par des moyens métaphoriques, notre monde et ses flux migratoires. Ses démarchesvariées frôlent l'ethnographie et la sociologie. Nourri par ses récoltes de témoignages sur l'identité, lesdivisions culturelles, la conception de la mort, il réalise des films et des installations dans une atmosphèrepoétique. L'artiste nous parle d'évènements historiques, navigue de la Mythologie à des événements duquotidien, opte pour le récit fictionnel transformant ainsi les prémisses d'une étude sociologique.

 

Les oeuvres présentées à l'occasion de l'exposition Cartografías para navegantes de tierra d'Enrique Ramirez découlent de ses démarches, de ses explorations. Tel un cartographe l'artiste rend compte, sur différents supports, d'un espace, la mer. Cet espace tenu pour réel est traité ici telle une métaphore. En effet, suite à sa collecte d'informations Enrique Ramirez les tisse, les superpose entre elles, tels des calques. Il rend ainsi compte de ses relevés. De délicates lignes tracées sur des plaques de verre ou des textes poétiques inscrits en dessous des vidéos viennent rehausser certains aspects. Les renseignements donnés sont des sensations, des situations géopolitiques, des flux migratoires... Une narration s'installe entre les vidéos, les photos et les dessins. Cet espace métaphorique est exprimé de façon concise et poétique nous offrant ainsi des échappées dans l'imaginaire.

 

Nous retrouvons donc l'eau, omniprésente dans le travail d'Enrique Ramirez en tant que fil conducteur. La mer et ses déchaînements reflètent là aussi la quête de soi. Evoluer dans une eau salée, avec tout ce qui en induit, entraîne une purification conduisant à la liberté. L'eau matérialise la circulation des idées, des savoirs,des échanges. Mais il y a encore l'idée sous-jacente que quelquefois l'eau peut-être un obstacle, une frontière à tout ceci.

Cette fois-ci nous ne sommes pas témoins d'un départ mais d'un périple. La décision a déjà été prise. Nous éprouvons le fait que voyager revient à vivre l'essence de notre condition, à s'y livrer délibérément. Le déplacement est délicat aussi bien pour l'aller que pour le retour. Mais, à l'inverse d'Icare se grillant les ailes en s'échappant de son exil, les personnages d'Enrique Ramirez sont dans un état de semi-léthargie, d'engourdissement propice aux réflexions.

 

Alors que l'artiste s'est emparé de la mer en tant qu'espace immensément vaste son choix de présentation s'est porté sur des écrans de petites tailles créant naturellement une certaine intimité et préciosité dumoment conté. En effet, le visiteur doit se rapprocher pour détailler ce qui lui est montré et signifié. Il découvre petit à petit des détails et bascule alors de l'autre côté, dans un autre monde. Tout comme il y est propulsé, brassé avec Et le Monde toujours s'en va. Les titres Nouveau monde ou IV Heaven confirment cet ailleurs. La Mer serait-elle donc ici annonciatrice d'une ère nouvelle en tant que métaphore d'unréenchantement du Monde face aux crises actuelles ? La Politique et l'intérêt de l'artiste pour les migrants etles exilés sont toujours bien présents. Une carte du Monde imprimée sur les pages d'un passeport, une maison poussée sur l'océan voguant vers un Ailleurs meilleur ? Le voyage dénonce ici des politiques et met en avant les personnes qui les subissent.

 

L'essence du travail d'Enrique Ramirez s'articule entre l'art, la sociologie et la politique. Ces deux dernières sont abordées au travers de faits réels, fictionnels et mythologiques proposant ainsi une déviation enrichissante. Le voyage, l'errance, ces surfaces aqueuses expriment un malaise actuel de l'individu, del'artiste face à la crise économique, face à des crises politiques non réglées à ce jour. En cela il serapprocherait du romantisme allemand. Le travail d'Enrique Ramirez est une contestation de systèmes politiques gâchant les relations humaines. C'est un regard face à un présent qui occulte son passé tout entorpillant son avenir.

Leïla Simon, 2014

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L'Histoire à rebrousse poil : équipées et déviation

 

Texte paru dans Turbulences Vidéo # 81, pp. 19-20, 2013

 

Le travail d'Enrique Ramirez se situe dans cet interstice où la fiction et le réel s’enrichissent mutuellement.L'artiste questionne, par des moyens métaphoriques, notre monde et ses flux migratoires. Ses démarches variées frôlent l'ethnographie et la sociologie. Nourri par ses récoltes de témoignages sur l'identité, les divisions culturelles, la conception de la mort, il réalise des films et des installations dans une atmosphère poétique. L'artiste nous parle d'évènements historiques, navigue de la Mythologie à des événements du quotidien, opte pour le récit fictionnel transformant ainsi les prémisses d'une étude sociologique.

 

Enrique Ramirez nous fait voyager en nous proposant divers paysages d'où se dégage, avec une certaine puissance, le sentiment de liberté et de choix. La contemplation de la nature prend en effet plusieurs dimensions. Tout d'abord métaphysique en convoquant l'infini. Puis autour d'une réflexion sur la Vie, sur des ressentis de l'ordre de l'impalpable. Ces personnages de dos désignent avant tout un état d'esprit, une émotion. Le fait d'entrer dans l'image par leur buste placé au premier plan offre une certaine proximité avec eux. Nous semblons être témoins d'un départ. Ces traversées suggérées sont à entendre comme des quêtes de soi, de vérité historique et politique. Ou encore comme le décrit Nicolas Bouvier : « la vertu d'un voyage, c'est de purger la vie avant de la garnir »1. Il ne s'agit pas, ici, de l'incapacité à la décision mais aucontraire de l'instant où une décision est sur le point d'être prise. L'expression : la vie est un voyage, laisse entendre que voyager revient à vivre l'essence de notre condition, à s'y livrer délibérément.

 

L'idée d'échelle est souvent présente dans les paysages d'Enrique Ramirez où l'immensité semble de mise. Le spectateur à l'instar du personnage est face à une immensité spatiale le renvoyant inexorablement à notre dimension d'être humain. La ligne d'horizon est rarement nette, tel un mirage plus on s'en approche plus elle s'éloigne, tout en étant pourtant bien réel. L'aspect flouté ne permet pas de définir avec précision le lieu où se déroule l'action. Il s'agit plus d'un paysage généralisé où la nature est signifiée en même temps qu'elle est représentée.

 

L'eau, omniprésente dans le travail d'Enrique Ramirez, détient une place importante tel un fil conducteur. « Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement est peut-être notre moteur le plus sûr. »2 Le mouvement incessant de l'eau reflète là aussi la quête de soi, conduit à la réflexion. Se laisser porter par les eaux est un choix, entraîne une purification, est un geste de liberté. L'eau matérialise la circulation desidées, des savoirs, des échanges. Mais quelquefois l'eau peut-être un obstacle, une frontière à tout ceci.

 

Enrique Ramirez aborde des sujets politiques et historiques dans l'optique de mieux appréhender le passé et surtout le présent. Le voyage dans le temps est ainsi recommandé, telle une traversée dans l'histoire à rebrousse poil (cf Walter Benjamin). Ainsi dans Brises le personnage traverse le Palais Présidentiel Chilien dans le sens contraire ; pour Ocean Enrique Ramirez s'embarque à Valparaiso sur un cargo à destination de Dunkerque pour effectuer la traversée inverse des colons. L'idée est de relire, revoir et représenter certains moments historiques avec les yeux de l'artiste. Enrique Ramirez exprime ce qu'il ressent face à la représentation occidentale du Monde, à l'Histoire de son pays concernant les ravages et les restes de la dictature de Augusto Pinochet.

La Politique est aussi présente avec ses Objets pour voyager et son intérêt pour les migrants et les exilés. Une carte du Monde imprimée sur les pages d'un passeport, une maison poussée sur l'océan voguant vers un Ailleurs meilleur ? Le voyage dénonce ici des politiques et met en avant les personnes qui les subissent.

 

L'essence du travail de Enrique Ramirez s'articule entre l'art, la sociologie et la politique. Ces deux dernières sont abordées au travers de faits réels et fictionnels proposant ainsi une déviation enrichissante. Le voyage, l'errance, ces surfaces aqueuses expriment un malaise actuel de l'individu, de l'artiste face à la crise économique, face à des crises politiques non réglées à ce jour. En cela il se rapprocherait du romantisme allemand. Le travail d'Enrique Ramirez est une contestation de systèmes politiques gâchant les relations humaines. C'est un regard face à un présent qui occulte son passé tout en torpillant son avenir.

Leïla Simon, 2013

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1. Nicolas Bouvier, L'usage du monde, éd. Payot (coll. Petite bibliothèques Payot / Voyageurs, n° 100), 1992, p.26.

2. Nicolas Bouvier, L'usage du monde, éd. Payot (coll. Petite bibliothèques Payot / Voyageurs, n° 100), 1992, p.348.

 

 
Claire Tabouret, Passeur de Temps où il est question de regards

 

Texte paru dans le catalogue Eac Les Roches 2013

 

L'intérêt de Claire Tabouret pour les réflexions contemporaines de la peinture tels que la réinterprétation d'images déjà médiatisées (photographies d'actualité) et/ou leur manipulation (zoom, montage, hors-champ) lui permet de traiter des thèmes essentiels de notre société.

Alors que nous sommes submergés d'images, Claire Tabouret choisi d'en retenir certaines. Ce tri peut s'opérer sur le net ou parmi des souvenirs de famille. S'inspirant de ces photos, elle les transforme, se les approprie pour en donner un autre résultat, son propre regard.

 

Cette démarche frôlant l'expressionnisme ne tente pas de faire croire à une authenticité première. En fait, ce qui est actif dans ses tableaux, c’est une sorte de sentiment réfléchi, riche de sens. Ses peintures nous appellent et comme le décrit Roger de Piles, elles pensent sans mots. Elles nous attirent, nous fixent, nous parlent, nous incitant à nous arrêter. La silencieuse puissance de la peinture dont parle Eugène Delacroix s'avère en effet dévoiler la pensée plus ou moins consciente de l'artiste.

 

Telle les peintures d'Histoire celles de Claire Tabouret sous-tendent un message. Elles manifestent un moment tragique actuel tout en le replaçant dans l'Histoire de l'Art. En effet, nous ne pouvons pas ne pas penser, entre autre, au Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Il est aussi question, chez Claire Tabouret, de contestation de ce qui se passe ou plus précisément de ce qui ne se passe pas. Elle a l'audace de saisir et de porter ces sujets aux dimensions d'une grande toile. Elle métamorphose un banal cliché trouvé sur internet en un moment fort et saisissant. Ses peintures raccordent non seulement l'Art mais aussi l'Histoire de l'Art à l'actualité politique, sociale, économique...

 

Claire Tabouret nous invite non seulement à constater mais aussi à décrypter et à trier les informations que nous recevons. En effet, De l'autre côté présente des peintures où les sujets devenus tellement banals nous laissent plus ou moins indifférents. La peintre nous permet par cette représentation de dévoiler les couches du réel, d'avoir une lecture en profondeur, de formuler nos pensées. Car il y a en effet une nécessité à montrer ces sujets, à prendre le temps de les regarder. Ces migrants dont le voyage est simultanément forcé et volontaire, imprégnés de rêves de liberté et de tranquillité plus ou moins fantasmés et peut-être aussi redoutés, doivent nous interpeler, nous toucher dans notre condition de citoyen.

 

Nous ressentons le poids des présences et des regards des personnages pourtant terriblement muets. Ils semblent saisis dans une temporalité incertaine, comme si ils étaient endigués dans un espace-temps entre deux rives. Un profond et vague sentiment d'errance, de perdition et de solitude est ainsi renforcé. Cette suspension du flux temporel peut toutefois éclater à tout instant. Ils nous regardent, nous les regardons, de cet échange peut naître un retour à la case départ ou l'atteinte de la liberté. Ce climat étrange est aussi accentué par ces ambiances nocturnes, aqueuses voire orageuses.

 

Le travail sur les ombres et la lumière est récurent chez Claire Tabouret. C'est ainsi que les crevasses d'un visage, par exemple, renforcent un traitement de la lumière façon clair-obscur. Mais il ne s'agit pas seulement d'un ordonnancement d'ombres portées qui implique une lumière. Si quelquefois des éléments sont éclairés alors qu'un autre devrait le tenir dans l'ombre c'est que ce premier élément est de la peinture avant d'être de la représentation. Claire Tabouret met en évidence une identité, un récit qui répond aux nécessités de sa peinture.

Chaque visage est certes singularisé mais la gestuelle contribue à la fois à les définir comme des individus à part entière et comme des abstractions. A l'instar de Thomas dans Blow up, plus Claire Tabouret zoom sur un détail, plus ses peintures, ses portraits confinent à l'abstraction. Plus le spectateur se rapproche, plus ces portraits ont un aspect flouté.

 

Cette artiste peint non seulement des personnes mais aussi le passage du temps, le passage entre deux espaces, le passage en tant que métaphore. Ses peintures sont travaillées par plusieurs temporalités. Les temps s'enchevêtrent montrant ainsi qu'il n'y a pas un seul temps. Avec la durée les couches de sens, de réflexions conscientes ou inconscientes du peintre apparaissent peu à peu, créant ainsi une intimité entre le spectateur et la peinture.

La notion de temps est aussi présente avec ces couleurs, le plus souvent délavées, voire épuisées et ces dégoulinures, tel un filtre, un rideau créant une mise à distance.

 

Claire Tabouret s'inscrit dans l'actualité par les thèmes retenus mais aussi par sa démarche artistique nous rappelant celle de peintres contemporains tel que Luc Tuymans, Marlène Dumas... Les retraits, les ajouts, les renvois contribuent à nous démontrer que nous n'avons pas sous les yeux un fragment existant, mais une image construite par l'artiste. Tel un passeur, Claire Tabouret nous apprend à voir, à nous positionner.

 

Leïla Simon, 2013

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Sinta Werner

 

Texte paru dans Slicker n°6, printemps 2013, p.21



Que ce soit dans ses installations ou ses peintures murales, Sinta Werner utilise le même procédé impliquant la mise en place d'une perspective, d'un point de vue, de la reproduction du réel et de l'illusion. Processus propre à la peinture s'inscrivant ici dans un lieu spécifique.
 

L'espace d'exposition peut être fragmenté, perturbé par des éléments déplacés ou déboîtés. Il peut être photographié puis projeté ou bien repeint par décalcomanie toujours d'un angle différent. De cette façon, la reproduction est une sorte de négatif de l'espace. Ces mises en abime peuvent être également renforcées par l'utilisation de miroir.
 

Ces falsifications proches de décor de théâtre ne sont pas sans humour à l'instar de certains titres nous donnant des clés : Mise en cadre, Mise en scène de la scène... Alors que ces trucages créent l'illusion, l'artiste dans ces simulations ne recherche pas la perfection. Créant ainsi un léger décalage, voire une tension entre l'objet lui-même et sa représentation. Nous percevons la limite entre la réalité et l'artifice. L'illusion ne dure que quelques secondes laissant place à la désillusion. La réalité ainsi représentée, ou plus précisément présentée, devient une énigme incitant à s'interroger sur l'espace qui nous entoure, notre manière de percevoir. Nous oscillons entre deux rendus visuels, deux représentations. Sinta Werner souhaite ainsi nous dérouter, nous invitant à distinguer la vision concrète de l'espace, de l'espace lui-même entendu comme un ensemble d'éléments. L'artiste met aussi en place ces leurres dans l'idée de révéler différents points de vue.
 

L'espace réel sur lequel est projeté sa reproduction devient le support tel un écran d'ordinateur. La 3D devient donc 2D. L'espace est transformé en une image. Nous amenant à nous questionner non seulement sur la relation entre apparence et réalité mais aussi entre original et copie. Cette réflexion se retrouve dans les dessins de Sinta Werner qui sont parfois pliés, photographiés puis imprimés. L'impression est ensuite repliée selon l'orignal.
 

Vivant dans une société où l'image est omniprésente, Sinta Werner nous invite à trier ce qui est vrai et illusion en reconstituant mentalement ce que l'on a sous les yeux.



Leïla Simon

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Introducing : Cécile Beau​​​



Texte paru dans Art press n° 396, janvier 2013, pp.55-57



La perte de repère est récurrente dans le travail de Cécile Beau. Confusion, quand on croit voir ou entendre quelque chose qui nous est familier puis que l'on découvre progressivement que tel n'est pas le cas et vice versa. Déstabilisation, lorsque le visiteur doit longer un couloir obscur pour déboucher dans un espace blanc très lumineux, Biale (2007). Perturbation, face à un changement d'échelle pour Suma (2010) forêt composée d'arbres miniatures présentée en hauteur sur un socle. Trouble, lorsqu'on voit des cercles concentriques dessinés sur une flaque et que l'on entend le bruit d'une goutte d'eau sans pour autant la voir, Vallen (2009). Désorientation, avec L'envers (2010-2012) arbre à deux têtes touchant et le sol et le plafond. Brouillage de piste avec les bandes sonores associant des sons proches de ce que l'on voit et en même temps tissés, agencés avec d'autres difficilement identifiables. A l'instar de Akmuo (2009) qui est un lit de rivière asséché installé dans un bac et d'où s'échappent des sons d'écoulements d'eau dans une atmosphère lunaire. Ou de Biale, hiver interminable au temps suspendu que la bande son vient contredire et bouleverser.
 

Cécile Beau opère souvent des changements d'échelle et crée des contrastes entre ce que l'on voit et ce que l'on entend. Ce que l'on voit peut être une miniature (Suma) ou délicatement perceptible (Fodere, Biale, Nebbiu). Alors que ce que l'on entend a été amplifié (Suma, C=1/√ρχ). L'élément visuel est fixe, immobile, stagnant ou imprimé. Le mouvement est créé par les sons, voire même par leur diffusion, leur résonance qui actionneront l'œuvre (Vallen et Sillage). Par cette circulation les sons peuvent être parfois remodelés jusqu'à en perdre leur texture première (C=1/√ρχ). Le son apporte une notion de temps qui s'écoule, de durée contrastant avec celle figée et suspendue du visuel.
Le son se retrouve également dans la musicalité des titres choisis par Cécile Beau. Souvent tirés d'une langue étrangère, telle une énigme à élucider leur(s) signification(s) ne se révèle(nt) pas tout de suite et contribue(nt) à cette idée de voyage, de traversée, d'évasion, de découverte...

 

Le paysage est également récurrent dans le travail de Cécile Beau qui ne cherche pas à imiter la nature mais plus à l'élucider, à en exprimer une réalité cachée, à multiplier les points de vue, les points d'écoute. Démarche comparable à celle des romantiques allemands mais avec une iconographie, atmosphère évoquant l'univers de la science-fiction dans une esthétique proche du minimal. Paysage ou plus exactement bout de paysage. Ce que l'on voit, ce que l'on entend est un extrait de quelque chose de beaucoup plus vaste que l'on peut achever mentalement, concevoir par extrapolation. Biale est un panorama à reconstituer où les motifs et le fond fusionnent à l'instar de la série Nebbiu.
Le trouble se ressent également à travers cette pratique du paysage où l'on suppose une présence humaine. Absence qui se fait à la fois cruellement et délicieusement ressentir. Tel un paysage du futur, de pure fiction C=1/√ρχ, ville fantôme aux architectures de verres, produit en effet cette sensation.
L'artiste, tel un démiurge, maîtrise, crée une nature et les sons inhérents. A l’instar de Suma et Akmuo évoqués plus haut. De même qu’avec l’installation Sillage, au liquide noir ondulatoire dans lequel vient se mirer un composant artificiel, quadrillage rigoureux et scientifique d'une grille, Cécile Beau en collaboration avec Nicolas Montgermont évoque cette fois-ci un événement générateur d'effroi de l'ordre du terrestre, du tellurique, d’une dynamique géologique.


L'espace est aussi présent dans le travail de Cécile Beau. Diffusion d'espace avec les variations sonores découlant de l'architecture musicale et poétique de C=1/√ρχ. Impression d'espace avec les lignes d'horizon fossilisées de Fodere ou les paysages extraterrestres de Empreinte ou Phénomène. Appréhension de l'Espace ou plus exactement exploration de l'Espace à travers des mirages, des fragments où l'Univers y est décortiqué, analysé. Une pierre extraite d'une planète inconnue est plongée dans un aquarium au liquide bleu électrique (Specimen, 2012). Le son qui s'en dégage a pour fonction, ici, de réanimer cet échantillon. Chondite Carbonée pourrait être les miettes de cette même terre inconnue. Les titres de ces œuvres récentes viennent également étayées cette idée d'analyse en donnant la liste de composés chimiques.


Cécile Beau nous propose de ressentir et d'observer des paysages, d'accéder à des contrées lointaines aux temporalités différées. Ces découvertes sont de l'ordre du merveilleux défiant l'espace et le temps, où l'artiste y dessine de l'étrangeté à la sérénité diffuse. Alors que son travail pourrait s'arrêter sur une contemplation poétique elle nous propose diverses lectures aux multiples citations nous incitant à l'évasion dans une immensité retenue.
 

Leïla Simon

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Atsunobu Kohira
 
« En art, en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. »
Gilles Deleuze



La simplification archétypale chez Atsunobu Kohira doit être comprise comme le choix de laisser la place au sensible pour atteindre la vérité première du corps, ses perceptions. Cet artiste est moins à la recherche d'une nouvelle sensorialité que d'une redécouverte des sens. Son travail ne s'inscrit pas dans un genre particulier. C'est un langage capable de réveiller nos sens, de nous faire voir la mutation d'un univers pris dans le mouvement ininterrompu du temps.

Les prises de vues des ensembles Constellation of Music (2006-2010) et City sounds (2012) sont longues. Tout ce qui se passe pendant et autour de l'appareil photo est ainsi enregistré. Le spectateur ne voit pas distinctement ceci, toutefois ces actions sont entrées comme temps. Il s'agit d'un enregistrement de paysage du temps, d'une dialectique du visible et de l'invisible caractérisant notre appréhension du monde.

Sound glass (2007) propose un autre paysage du temps, cette fois-ci figé par la glace qui crisse. Le temps se laisse voir et entendre s’écouler, bruisser dans sa durée. Nous avons plaisir, en un court instant dilaté, à écouter le temps qui passe. Atsunobu Kohira nous dévoile la beauté de cet espace indéfini où parait se dérouler irréversiblement les existences dans leur changement. Nous installant ainsi dans un espace visuel et sonore.

Les photographies de Constellation of Music donnent à voir une composition sonore, à l'entendre par l'image. Le son détient une place importante dans le travail d'Atsunobu. En apportant une touche de dérision avec les grelots attachés aux poings américains, Rumbrings No.001 & No.002 (2008). En tant qu'instrument, Instrument for saint-Louis (2012). Utilisé comme sa condition même, dans Infravoice (2009) où l'oeuvre s'actionne lorsque le spectateur crie dans le tuyau. Comme un moyen d'interpréter les poussières, Triadic composition (2010) et à l'instar de City sounds d'améliorer la visibilité de l'imperceptible. Pour Variations for graphite (2011) ou certaines performances le son est seul décideur de la composition du dessin en graphite.

Le graphite est une matière qu'affectionne particulièrement Atsunobu. Ce choix n'est pas sans rapport avec son intérêt pour la nature, la composition moléculaire, la géométrie, la pensée de la matière. Atsunobu, pour Graphite sculpture 1.0 (2011), s'inspire librement de la structure de ce minéral faite d'un empilement de plans, chacun constitué d'un pavage régulier d'hexagones en nid d'abeilles. Ce minéral est utilisé depuis des siècles pour l'écriture, à l'instar de l'encre de Chine que l'artiste, pour City sounds, répand sur ses photos et qui, avant de s’immobiliser, se déplace dans une chorégraphie due à la diffusion du son enregistré au moment de la prise de vue.
Si Atsunobu Kohira choisi le graphite c'est non seulement parce que c'est un matériau traditionnel du monde de l'art chargé d'histoire mais aussi parce qu’il est exploité pour des technologies de pointe en médecine et en industrie. De plus en plus attiré par les mondes microscopiques révélés par la science et la technologie Atsunobu Kohira se sert des progrès dans ces domaines au profit d'un lien plus étroit entre l'homme et la nature. Par cette recherche et ce souci envers l’écosystème il s'inscrit dans l'actualité.Triadic composition est une architecture utopique, polysensorielle dans laquelle on doit s'enfermer pour voir et écouter des poussières, espace restreint où nous parcourons des dimensions aux espaces infinis. Cette boîte, dont la couleur noire laquée rappelle celle des pianos, serait-elle un choix de créer un lieu d'isolement ou un objet de monstration aux proportions importantes pour être en interaction avec un monde microscopique ? Et ne serait-elle pas plus une sculpture qu'un habitacle ?

Les questions du faire, du savoir et de la transmission sont évoquées avec Instrument for Saint-Louis, attestant du lien intrinsèque entre la technologie et l'artisanat (Art and Craft) à l'instar de l'intérêt de l'artiste pour le graphite. Il est souvent question, en effet, du geste en tant qu'acte chez Atsunobu : geste de peintre (proche des réflexions des peintres zen japonais, de Jackson Pollock...), geste de musicien, geste de captation, geste d'artiste du XXIème siècle en lien avec son temps et le passé et surtout geste de sculpteur dans la continuité des réflexions de Giuseppe Penone. L’enregistrement de paysages du temps, l'utilisation du son, la mise en évidence de la pensée de la matière sont avant tout des actes de sculpteur.

Leïla Simon, 2012
pour visualiser le site de Atsunobu Kohira cliquer ici





Leïla Rose Willis au Sémaphore du Créac'h

 

Texte paru dans le catalogue Ouessant Résidences-Artistes au Sémaphore du Créac'h, 2012, pp.117-129.

 

Le travail de Leïla Rose Willis s'édifie tout au long de traversées d'espaces-temps où l'écoute et l'observation sont primordiales. Au cours et à la suite de ses voyages elle recompose les souvenirs, quelques fois les sort de l'oubli, les revisite. Une attention particulière est apportée à des détails que nos regards distraits ne parviennent plus à percevoir. Ses séjours, ses déplacements deviennent ainsi les supports à partir desquels va se développer son oeuvre.

Les dessins de Leïla Rose Willis, réalisés à l'occasion de sa résidence au Sémaphore du Créac’h, découlent de ses promenades sur l'île d'Ouessant. Cette île au micro-climat est pourvue d'une flore délicate pouvant également résister aux fortes intempéries. Suite à ces déambulations sur les chemins côtiers Leïla Rose Willis dessine de mémoire cette flore à l'encre de Chine. Tel un journal ou un carnet de voyage ses dessins rendent compte de ses découvertes, de son ou plus précisément de ses passages sur cette île.

Nous retrouvons l'idée de déroulés de ses journées dans son choix de travailler sur un rouleau de papier chinois de dix mètres de long sur trente centimètres de large. Cette avalanche de papier rappel ce dédale de sentier serpentant l'île. Sa disposition évoque aussi les vagues, les remous de l'Océan auxquels l'île et ses habitants sont sans cesse confrontés.
Les espèces végétales sont accumulées à l'instar de ces vaguelettes de papier. Cette disposition sinueuse renforcée par cette abondance ne permet pas de les englober d'un seul regard ou de les distinguer directement. Ce n'est qu'en se rapprochant que nous découvrons que les dessins sont minutieux et délicats.

A travers sa démarche cette artiste s'approprie des pratiques traditionnelles et/ou les mêle à celles d'autres cultures. Ce déroulé de dessin réalisé sur l'île d'Ouessant s'inspire des peintures chinoises (Gakan) et japonaises (Emaki, etc.), évoque l'attitude des paysagistes du XIX siècle, ainsi que celle des auteurs d'un herbier. Leïla Rose Willis « cherche (ainsi) à mettre en forme les restes d’un ailleurs », à renouveler nos points de vue en faisant appel « à notre faculté d’assemblage, d’association ». Elle nous propose, ici, un répertoire, une déclinaison de souvenir floral, son herbier de l'île d'Ouessant sous la forme d'une poésie aux vers dessinés.

Leïla Simon, 2012
pour visualiser Leïla Rose Willis cliquez ici







On the road

 

Texte écrit à l'occasion de l'exposition Bourses au Centre d'art contemporain de Genève, 2012


L'installation de Delphine Renault pour le Centre d'art contemporain de Genève nous rappelle ses intérêts pour la déconstruction du réel et la cohabitation de la 2D et 3D. Ses installations sont généralement conçues tel des paysages où chaque élément est pensé dans un ensemble, du premier plan jusqu'au dernier.

L'artiste fait cohabiter, ici, des objets aux échelles différentes contribuant à l'immersion du spectateur par une perte de repère due à la complexité de leurs lignes de fuite. Peinture murale de parking, aux couleurs d’un pull des années quatre-vingt, à l'échelle 1 mise en regard avec le même motif de plus petite dimension peint sur une planche de bois roulée, sanglée et posée sur le sol. Citation littérale des road movies, « prendre la route » pour s'enfuir vers une destination inconnue ou mythique. Idée également soulignée avec les deux cylindres ouverts, vis et boulon, qui se regardent, se répondent avec un côté noir et un autre jaune (couleurs de signalisation de route dans certains pays).

Nous sommes constamment suspendus entre deux mondes, deux dimensions dans l'attente qu'il se passe quelque chose à moins que l'on ne soit arrivé trop tard. L'artiste nous montre un décor sous divers points de vue et nous invite à projeter une image sur ces objets, vide pour certain, proche du logo pour d'autre.

Le spectateur face à cette image de paysage ressent une certaine mélancolie. Attitude à entendre dans un des sens antique du terme : mise à distance de la conscience face au « désenchantement du monde » (Starobinski). Nostalgie des années quatre-vingt ou bien incitation à un dépassement de soi, à prendre la route pour un parcours initiatique ?
Cette installation est un paysage new wave du XXIème siècle où l'artiste, tout en s'en éloignant, se réfère au Spleen Baudelairien, au romantisme allemand, à l'art minimal, à l'abstraction... Delphine Renault nous fait prendre sa route 66 de l'Histoire de l'Art.

 

Leïla Simon, 2012
pour visualiser le site de
Delphine Renault cliquez ici





Leïla Rose Willis



Le travail de Leïla Rose Willis s'édifie tout au long de traversées d'espaces-temps où l'écoute et l'observation des cultures sont primordiales.

Au cours et à la suite de ses voyages elle recompose les souvenirs, quelques fois les sort de l'oubli, les revisite. Une attention particulière est apportée à des détails que nos regards distraits ne parviennent plus à percevoir.
Ses séjours, ses déplacements deviennent ainsi les supports à partir desquels va se développer son oeuvre.

A travers sa démarche elle s'approprie des pratiques traditionnelles et/ou les mêle à celles de d'autres cultures. Elle « cherche (ainsi) à mettre en forme les restes d’un ailleurs », à dévoiler les pratiques humaines d'un territoire, à renouveler nos points de vue en faisant appel « à notre faculté d’assemblage, d’association ».
Ces assemblages nous révèlent par bribes les liens qui tissent les êtres et les choses, la confrontation entre les actions et le temps qui passe.

Leïla Rose Willis par son regard singulier crée des oeuvres et des installations minutieuses, poétiques et délicates. Elle nous offre des paysages multiculturels imaginaires.

Leïla Simon, 2012
pour visualiser  le site de Leïla Rose Willis cliquez ici




Sarah Garbarg

 

Texte paru dans le catalogue Jeune Création 2011



« L'espace n'est pas un vide passif : ses propriétés imposent de fortes contraintes aux structures qui l'habitent. »
Arthuer Loeb

Le travail de Sarah Garbarg est comme l'Aleph de Borges, sorte d'alphabet permettant la représentation des mondes possibles et réels, incitant à regarder autrement. Si dans un premier temps Sarah Garbarg utilise un alphabet lisible  à assembler (Castle in the air) elle s'en éloigne par la suite de diverses manières.

Pour areprendredepuisledebut ou After the quake la phrase est, au premier regard, impossible à lire tel un code à déchiffrer, qui demande de lattention, de la concentration, le désir de comprendre aussi bien la teneur politique et philosophique de la phrase que sa grammaire picturale.

Sarah Garbarg s'empare ensuite d'un alphabet propre à la géographie, qui décrit un espace. Elle s'interroge ainsi sur ce qui révèle notre perception du monde passant par des informations codées. L'artiste s'intéresse à la notion de territoire  et use d'un alphabet de l'espace proche de la chorématique de Roger Brunet. Avec Feuille 000 AB 01 elle déconstruit et reconstruit les systèmes spatiaux en modèles généraux élémentaires.

Dans les derniers travaux de Sarah Garbarg les représentations concrètes et abstraites du monde sont prises comme une question. Que nous montre t-on, comment est-ce codifié, par qui et pourquoi ? Ainsi dans R.B.F. les données abstraites prennent de plus en plus de place jusqu'à submerger et envahir l'espace réel.

Leïla Simon, 2011

 

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« VALORES // De Valparaiso à Paris » de Clio Simon

 

​Texte paru dans le catalogue Jeune Création 2011



Performance vidéo satirique (45 min, Chili)
Sur scène, un bonimenteur derrière un pupitre, un casque audio d’où s’échappe la voix de l’auteur, cinq vidéos. Ce premier chapitre d’un Manuel de survie s’échafaude sur la structure du Scénario.  Clio Simon tisse des récits, des évènements politiques et sismiques liés à la fraude et aux valeurs. Si cette performance satirique se clôture à la manière d’une fable où l’alouette se fait plumer entièrement, elle pourrait commencer par « Il était une fois... ».



Leïla Simon, Untitled, 2011
pour le site de Clio Simon cliquez ici


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